Sujet de l’exposition d’Abdelkader Damani dans le cadre de la saison Africa2020, Alger est la ville dont l’architecture parle de mélancolie, de luttes et de rêves.
Située sur une colline qui surplombe la mer, Alger est une ville à la douce mélancolie, où les habitants sont happés par l’architecture de la cité, raconte Abdelkader Damani. Le commissaire d’exposition et directeur du FRAC, centre d’art contemporain à Orléans (France), a choisi la capitale africaine comme centre de son exploration artistique pour la saison Africa 2020. Il en fait un lieu de prolongement des luttes, où l’on chavire du rêve au réel.
Commissaire de la Biennale d’Architecture d’Orléans en 2017 et de la Biennale d’art contemporain de Rabat en 2019, entre autres missions, Abdelkader Damani est aussi un fervent défenseur de la critique féministe, qui fait de l’égalité des genres la condition sine qua non de toute liberté.
Préparée avec la commissaire algérienne Nadira Laggoune, l’exposition « Alger, archipel des libertés » présente Alger comme le théâtre d’une série de révoltes. Qu’explorez-vous par ce biais ?
« Alger, archipel des libertés » est le souvenir d’un moment très important, celui du Festival culturel panafricain en juillet 1969, lorsque tous les révolutionnaires se sont donné rendez-vous à Alger, de l’Afrique du Sud aux Black Panthers.
Plusieurs décennies plus tard, en février 2019, est né le mouvement Silmyia (pacifique en arabe), nommé par la suite Hirak(mouvement en arabe). Le mouvement était un rêve. La jeunesse a fait preuve de civilité, d’organisation et d’un sens politique particulièrement inattendu.
Ainsi, l’exposition fait référence à Alger en tant que ville, mais surtout en tant que symbole. Elle a longtemps été appelée la « Mecque des révolutionnaires ».
Le Hirak, qui a focalisé l’attention de beaucoup, trouve ses origines en Algérie en octobre 1988 (N.D.L.R. : émeutes qui ont conduit à l’effondrement du parti unique). Il a été suivi par une décennie noire violente, puis par l’arrivée au pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika. Avec Nadira Laggoune, on s’interroge : qu’est ce qui anime ce sentiment de liberté entre le souvenir, les désirs d’un lendemain et la reconquête de soi ?
On est allé chercher des expressions et des formes, qui racontent ces épisodes de 1969 jusqu’à 2019, sans pour autant en faire une exposition documentaire ou historique.
Votre exposition se déploie en un polyptyque présenté dans différents lieux d’Orléans, faisant là encore référence à l’idée d’archipel. Qu’évoque pour vous cette notion ?
Archipel, c’est le nom de l’Algérie. Djazair veut dire île au pluriel en arabe. Mais surtout, ce terme me réconcilie avec ce que je suis : un être humain constitué d’un ensemble d’îles. On peut passer toute sa vie sans avoir visité toutes les îles qui constituent son être. Les artistes ont la particularité de vouloir aller dans toutes les îles.
Par ailleurs, le terme renvoie aussi à la pensée archipélique d’Edouard Glissant, qui proposait de se débarrasser de la pensée continentale (européenne) engourdie dans son histoire et dans son identité.
Il y a dans l’archipel un phénomène d’errance qui appelle à la découverte. Il évoque une unité sans pour autant relier les choses.
Comment est-ce que vous questionnez les formes de libertés avec les artistes invités ?
On montre un travail assez particulier de chaque artiste. Par exemple, Sadek Rahim a pensé à un projet qui m’a beaucoup ému. Il s’est rappelé de deux Algériens qui avaient gagné le Rallye Paris-Dakar dans les années 1970 avec un camion qu’ils avaient fabriqué en Algérie. Pour lui, c’est une manière de dire : voilà une manière de reconquérir sa liberté. Les formes de conquête ne sont pas toujours celles qu’on croit.
On entre dans l’exposition par l’œuvre de Zineb Sedira, sorte d’énorme appartement des années 1970 qui raconte le souvenir du panafricanisme, et on sort à la fin du parcours avec la vidéo de Drifa Mezenner, une jeune vidéaste. Sa vidéo me touche aux larmes. Elle est extrêmement simple mais à couper le souffle pour parler des années 1990 et de l’absence.
S’y ajoutent des œuvres plus manifestes comme celle de Fatima Mazmouz, qui a fait un totem en hommage aux femmes révolutionnaires, ou de Caroline Gueye qui dresse le portrait de révolutionnaires hommes.
L’exposition sera accompagnée d’une programmation cinématographique, de rencontres et de discussions autour de cette idée fondamentale des formes de liberté et de la place fondatrice que doit prendre celle des femmes.
Quelle place est accordée à cette quête de liberté des femmes dans votre exposition ?
On a privilégié beaucoup les femmes dans cette exposition, et notamment un collectif de trois d’entre elles qui sont en train de collecter toute l’archive des révoltes féministes en Algérie, de l’indépendance en 1962 jusqu’à aujourd’hui. C’est de l’archive qui vient du réel mais qui participe aussi à l’imaginaire de l’art. Les intégrer nous a paru essentiel.
Je suis arrivé à la conclusion qu’au fond, nous devrions abandonner tous les problèmes de l’humanité et nous concentrer sur un seul et unique souci : la liberté des femmes.
J’ai le sentiment qu’une société humaine qui vivrait avec les paradigmes des féminismes pourrait vaincre la totalité des défis qui s’annoncent à elle, mais il faudrait que nous repensions notre mode de vie par le biais de la critique féministe.
Vous dites que « la révolution fait image ». Par quelles images justement s’opère ce lien entre esthétique et politique ?
Il y a d’abord une image archétypale, ancienne, que toute l’humanité semble vouloir à tout prix reproduire, c’est celle de la révolution française de 1789. Toutes les révoltes des pays du Sud la prennent comme modèle. Cette première image archétypale se reproduit dans toutes les marches et occupations de l’espace public.
La deuxième image qui se superpose est celle de la cohabitation des corps. En février 2019, on avait l’impression que c’était la première fois que la totalité des Algériens s’étaient donné rendez-vous ensemble. Quand le peuple a compris ce qui se faisait, il s’est mis à se regarder enfin et à faire image.
C’est à ce moment qu’il y a eu l’explosion de pancartes et de slogans. Tout le monde voulait jouer le jeu et faire partie de la narration. Il s’agissait d’une sorte de chorégraphie dans laquelle chacun devait prendre une place.
Robert Filliou disait : « L’art, c’est ce que font les artistes. » Je ne suis plus si sûr. Ce qui s’est passé dans les rues d’Alger, c’est une performance collective dans le sens artistique du terme. Les artistes ne sont plus seuls, la société civile est en train de s’approprier le langage esthétique parce qu’elle a compris le lien entre esthétique et politique.
Salsabil Kettaf est journaliste. Tournée vers l’Afrique et le Moyen-Orient, elle est basée entre Tunis et Alger et travaille actuellement sur l’Afrique du Nord.
L’exposition Alger, archipel des libertés dans le cadre de la Saison Afrique2020 est présentée du 4 juin 2021 au 2 janvier 2022 au Frac Centre-Val de Loire à Orléans, France.
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