Une critique sur l'exposition solo de Moshekwa Langa, 'The Jealous Lover'.
Arrivés dans la galerie ifa de Berlin, un étrange capharnaüm nous fait face : The Jealous Lover, installation in situ de l’artiste Moshekwa Langa présentée dans le cadre de la série d’expositions « Solo for… » organisée par l’institut. S’apparentant aux vestiges d’une salle de jeux désertée par un troupeau d’enfants, l’installation intrigue. Autour, l’accrochage de divers collages, de peintures et une vidéo nous offrent cependant quelques repères.
Né à Bakenberg en 1975 et aujourd’hui installé entre Johannesburg, Amsterdam et sa ville natale, les nombreux déplacements de l’artiste – qu’ils soient géographiques, intellectuels, culturels et surtout sensibles –, nourrissent sa production plastique.
Même s’il n’en prend pas la forme traditionnelle (l’écriture), le travail de Moshekwa Langa peut être envisagé selon de complexes constructions narratives qui l’amènent souvent à l’exercice du story-telling.
Rapidement conscient de l’absence de sa propre histoire, de celle de sa famille et de son « lieu » dans les manuels scolaires et cartes étudiées, l’adolescent Moshekwa Langa ambitionne de les raconter lui-même. Cependant la pratique de l’écriture ne se révèle être pas le support qui lui convient le mieux. Il se met alors à collecter notes, objets, coupures de presse, images ou encore des reliquats trouvés ici et là, autant de signes variés formant un catalogue comparable à des mots.
Ce qui nous apparaît ici comme un monticule hasardeux d’objets divers disposés au milieu de la pièce, incarne et met en scène précisément des réflexions et des impressions traduites de manière formelle et symbolique. Mais ce n’est pas un système aux codes rigides qu’il nous faut appréhender ici. Si, comme nous l’indique l’artiste, les chapeaux funéraires plantés au bout des tiges bariolées sont des attributs féminins et les ballons, des réminiscences de globes terrestres que l’on trouve dans les atlas – à la manière de mots-valises –, ces assemblages entre des objets et couleurs disparates peuvent se combiner diversement et donc donner lieu à des interprétations multiples. Il ne faudrait également pas négliger l’importance de l’intuition qui guide les choix et les gestes de l’artiste.
Moshekwa Langa joue avec des échelles et des volumes variables, et l’ensemble suggère immédiatement une sorte de paysage urbain, peut-être Johannesburg et son impressionnante concentration de tours. Mais la ville présentée ici est inhabitée, abandonnée dans l’urgence, et ses passants imaginaires n’ont laissé que de simples témoignages : chapeaux, ceintures, pneus, ballons, cravates et valises. Ces « gens », nous les retrouvons autour de l’installation, notamment dans la vidéo qui emplit l’espace de sa bande sonore. « Where Do I Begin », le célèbre refrain chanté par Shirley Bassey se répète en boucle pendant que l’on observe une file d’attente devant un bus. L’artiste ne nous laisse voir que la partie inférieure des corps, pieds piétinants qui traduisent l’impatience de leurs propriétaires. Avec ces images capturées lors d’un retour à Bakenberg, l’artiste explique ces incessants allers et retours du village vers la ville. Parfois pour quelques heures ou définitivement, en quête de travail. Espoir d’un Eldorado, mythe qui semble faire écho ici à Johannesburg, capitale économique de l’Afrique du Sud fondée sur le gisement aurifère de Witwatersrand, mais qui pourrait s’appliquer à de nombreux autres contextes et géographies.
Partant de ses propres expériences, il développe souvent à la manière d’un conte sa propre mythologie que l’on retrouve même dans l’esthétique choisie, celle du jeux et de l’enfance, où l’on aperçoit néanmoins sous ces travestissements la morsure du réel : ses faits, ses souvenirs et ses traumatismes.
Ce système de juxtaposition entre symboles et modes de discours hétéroclites fait résonnance au Ulysse de James Joyce – labyrinthique référence revendiquée par l’artiste.
Ce montage discontinu d’éléments hétérogènes constitue alors chez l’artiste une cartographie intime, fragmentée et inachevée. S’opposant ou contournant les codes cartographiques classiques conceptualisés par la pensée occidentale – l’artiste dispose dans ses collages différentes indications des lieux traversés, des personnes rencontrées de manière physique ou imaginées. Si quelques analogies historiques ou formelles sont rapidement compréhensibles par le spectateur attentif, certaines « cartes » accrochées aux murs de la galerie n’en restent pas moins énigmatiques voire muettes.
Les collages-peintures tels que « Recedes and Fades » (2012-2014) ou encore « Modjadji, The Man Who Would Rule in the Rainmaker’s Kingdom » (2012-2014) matérialisent un ensemble de relations, un procédé comparable à une prise de notes d’évènements – empreintes fixées sur la toile des multiples déplacements de l’artiste. À la manière d’un arpenteur-géomètre, Moshekwa Langa intègre et assemble différents points, construisant ainsi des paysages oniriques (« dreamscapes ») complexes et protéiformes qui constituent l’archive de sa propre vie, et nous invite à partager sa conception intime du monde.
« Ici le sens de ‘’relation’’ doit être compris de manière quasi-littérale et non pas comme une connexion entre des entités pré-définies mais plutôt comme un chemin tracé au travers le terrain des expériences vécues. »
Tim Ingold, Lines : a brief history, Oxford, Routledge, 2007, p. 90.
Moshekwa Langa – The Jealous Lover / ifa Galerie Berlin – 11.07. – 21.09.2014
Gauthier Lesturgie est un auteur et curateur indépendant basé à Berlin. Depuis 2010, il a travaillé dans différentes structures et projets artistiques tels que la Galerie Art&Essai (Rennes), Den Frie Centre for Contemporary Art (Copenhague) ou encore SAVVY Contemporary (Berlin).
More Editorial