Felix Jordan Rucker se penche sur des moyens artistiques de troubler le contrôle de régimes oppressifs à travers trois artistes latino-américains d’avant-garde.
Il apparaît nécessaire de replacer le terme de dystopie dans le contexte du climat surréel et chaotique des États-Unis d’Amérique. Pendant des décennies, on a écrit sur les régimes politiques oppressifs dans des satires et des allégories du mécontentement social. La dystopie, en tant que terme littéraire, définit un sous-genre de la science-fiction largement popularisé par les œuvres d’auteurs de la moitié du XXe siècle tels qu’Aldous Huxley et George Orwell. Des œuvres que j’ai dénichées jeune adulte, et que j’ai lues régulièrement. La littérature dystopique reflétait une réalité très proche de la mienne et, alors que j’évalue ma propre situation marginalisée au sein de la société américaine, l’acte de résistance radicale m’apparaît toujours plus important et impératif.
Dans l’empire américain, répression, censure et surveillance massive règnent sous le gouvernement actuel – en particulier pour les citoyens noirs et latinos. Pourtant, nos vies ont toujours été menacées par la restriction des libertés, la terreur d’État, la falsification et la méfiance. Dans un monde où la souffrance et l’injustice sont des postulats de départ, l’art est capable de traiter des traumatismes individuels et collectifs infligés à une population par un gouvernement. La reconnaissance de mon corps politisé m’a incité à explorer certaines histoires que le roman dystopique évoque : les atrocités bel et bien réelles des régimes autoritaires d’Amérique latine et la réponse des artistes qui les ont vécues.
Les dictatures qui ont émergé entre les années 1960 et 1970 au Brésil, au Chili et en Uruguay ont eu recours à la peur, la surveillance, la violence et aux persécutions pour porter atteinte à l’individu, et visaient à contrôler à la fois les comportements et les corps des citoyens. L’expression artistique était étouffée et il fallut recourir à des éléments du symbolisme et à des tactiques faites maison pour résister et réimaginer une réalité inévitable. La pratique artistique et l’activisme politique ont fusionné lorsque les actes de violence des gouvernements ont augmenté et qu’il est devenu trop dangereux de les critiquer publiquement. Les artistes d’avant-garde Ana Vitória Mussi, Catalina Parra et Nelbia Romero ont continué à utiliser des méthodes inédites pour créer dans ce climat menaçant. Avec audace et courage, elles ont exploré l’émancipation du corps de l’État et utilisé des formes d’art expérimentales pour dénoncer les crimes de leurs gouvernements. Elles ont utilisé l’art pour se positionner de manière critique à l’égard des actions politiques de leurs sociétés et, ce faisant, ont pris position activement contre le climat oppressif qui en découlait. Leurs œuvres sont des témoignages historiques d’événements atroces et ont été essentielles aux mouvements de résistance clandestins radicaux de leurs pays.
Les œuvres de Mussi, Parra et Romero ont été créées au cours de 25 années de dictatures militaires au Brésil (1964–1985), au Chili (1973–1990) et en Uruguay (1973–1985). Leur existence peut servir d’inspiration à des artistes du monde entier où des gouvernements régnant par la terreur sont en place. La joie et le plaisir de permettre au corps – particulièrement au corps d’aspect féminin – de créer un espace dans la société à travers la performance et la production au lieu de plier sous l’autorité, témoignent de ces puissants outils de résistance.
Les journaux quotidiens ont longtemps joué un rôle crucial dans la dissémination de la propagande d’État, mais utilisés par Parra et Mussi, ils sont devenus des matériaux stratégiques pour lutter contre la diffusion de la désinformation destinée à troubler et effrayer les communautés ciblées. Sous la férule malveillante d’Augusto Pinochet, l’artiste autodidacte Catalina Parra (née en 1940), a renversé le pouvoir du texte en utilisant du papier journal, des coupures de presse et des collages. Diario de vida (Journal de vie, 1977) reprend des journaux d’El Mercurio empilés entre deux plaques de plexiglas, telle une capsule témoin qui témoigne de la suppression du langage sous la dictature chilienne et illustre les pressions subies pour se soumettre à cette force.
L’artiste brésilienne Ana Vitória Mussi (née en 1943) a également employé des journaux dans sa série Jornais(Journaux, 1970). Des coupures de presse sont déchirées et couvertes de peinture, les mots et les images sont censurés, racontant au final de nouvelles histoires et créant des narrations médiatiques alternatives. L’objectif strictement informatif du journal est ici nié et un nouveau médium est produit à travers le recours à l’imagination et la déconstruction.
Originaire d’Uruguay, Nelbia Romero (née en 1938) s’inscrivait dans une culture d’artistes expérimentaux et de graveurs qui utilisaient leurs propres méthodes puissantes pour créer et diffuser un discours anti-régime sous la dictature militaire. À travers des publications textuelles et artistiques circulant dans les « clubs » sociaux clandestins (plus centralement le Club de Grabado de Montevideo), la résistance pouvait se pratiquer en toute discrétion et ce qui aurait été censuré en temps normal pouvait être exploré. Les artistes militants comme Romero disposaient de moyens de partager leurs œuvres, même si l’art dans le domaine public était interdit et contrôlé. Romero utilise de l’encre d’imprimerie dans Sin título (Sans titre, 1983). Elle photographie son visage recouvert d’un masque au lustre d’encre sombre, presque méconnaissable en raison du coup de pinceau sur son nez, sa bouche et son cou. Dans le quart inférieur gauche, le numéro 01592 est imprimé en rouge, référence indéniable au système de classification uruguayen des détenus.
La libération de l’autoritarisme commence par la prise de conscience de son existence et de sa structure. La critique sociale destinée à déconstruire le paradigme qui encourage la violence systémique, la pauvreté et le racisme soutenus par les dirigeants actuels des États-Unis peut s’exprimer de multiples façons improbables. L’art et les autres formes créatives de protestation ont toujours été utilisées pour contrer la censure et témoignent d’histoires souvent oubliées, effacées ou réécrites par ceux qui sont au pouvoir. La réflexion et le débat autour de la forme que devrait prendre une dystopie aujourd’hui ou le fait de se trouver actuellement au cœur d’une version non écrite d’une dystopie peut nous permettre d’imaginer un futur alternatif : un réseau global qui célèbre l’individualisme, l’expression artistique et l’analyse critique. L’art offre une liberté comparable à la manière dont la fiction dystopique octroie un espace aux auteurs pour exprimer leurs attentes de la société. À travers des décennies de fascisme et de guerre civile en Amérique latine, trois artistes remarquables ont eu recours à leurs pratiques pour parvenir à inventer de nouveaux liens entre art, politique et langage.
Felix Jordan Rucker est née à Rochester, dans le Michigan, en 1992 et vit à Detroit. Elle a obtenu un Bachelor of Arts au College for Creative Studies.
Ce texte a été initialement publié dans la seconde édition spéciale de C& #Detroit et a été commandé dans le cadre du projet « Show me your Shelves », financé par et faisant partie de la campagne d’une année « Wunderbar Together » (« Deutschlandjahr USA »/The Year of German-American Friendship) du ministère fédéral des Affaires étrangères. Pour lire la version intégrale du magazine, c’est par là.
Traduit de l’anglais par Myriam Ochoa-Suel.
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