Mearg Negusse dresse le portrait du caricaturiste américain Oliver Harrington et raconte sa lutte pour l’émancipation.
En caricaturant son professeur de lycée ouvertement raciste, Oliver Harrington (1912-1995) découvre très tôt dans sa vie un moyen effectif d’affronter des situations gênantes. Il fera de ce talent non seulement une échappatoire, mais l’utilisera aussi méthodiquement pour analyser la folie à laquelle les Afro-Américains durent faire face au quotidien sous l’âpre politique de ségrégation raciale du gouvernement américain.
Parallèlement à l’ardeur qu’il mettait à défier les descriptions stéréotypées des Afro-Américains, Harrington savait comment révéler au grand jour et critiquer les mécanismes politiques et leurs intentions cachées. Grâce au soutien de la presse hebdomadaire noire, il trouva un espace où développer ses compétences, à l’écart de la peur de la censure des Blancs. En illustrant les dysfonctionnements du système politique et les expériences qu’en faisait les Noirs, il gagna également une très large réception parmi cette communauté de lecteurs. Déjà connu en tant que critique acerbe de la politique, il devint le premier caricaturiste afro-américain renommé internationalement en 1935 ou 1936 (les sources varient) lorsqu’il ancra son personnage Brother Bootsie dans sa série de bandes dessinées pour le New York Amsterdam News. Tandis que Brother Bootsie incarnait une protestation explicite contre le racisme « Jim Crow » (expression péjorative désignant les personnes noires vivant aux États-Unis dès 1838), les caricatures d’Harrington créèrent plus généralement un espace témoignant des luttes ordinaires des Afro-Américains pendant la dépression.
Né à Valhalla, New York, en 1912, Oliver Wendell Harrington grandit dans le Bronx où il fréquente la DeWitt High School. Après avoir obtenu son diplôme à la National Academy of Design, il poursuit ses études à la Yale University entre 1936 et 1940, où il obtient une licence en beaux-arts. Ayant déjà fait ses débuts au Pittsburgh Courier en 1933, à cette époque, il est déjà un habitué de la caricature et il publie régulièrement dans la presse noire.
Avec le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, Harrington est envoyé comme correspondant de guerre pour le Pittsburgh Courier en Europe et en Afrique du Nord. Pendant cette période, il publie Jive Gray, une bande dessinée d’aventures sur un aviateur afro-américain. Se faisant le chroniqueur des expériences des soldats afro-américains à l’étranger, il fait évoluer son style visuel et affûte sa critique. Il l’axe alors sur l’hypocrisie de la société américaine qui cherche à combattre le fascisme à l’étranger tout en maintenant une politique ségrégationniste dans son pays.
Après la guerre, Harrington travaille pour la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP, association nationale pour la promotion des gens de couleur). N’ayant pas peur d’affirmer son opinion publiquement, il critique le traitement des vétérans noirs par le gouvernement américain, ce qui lui vaut d’être immédiatement catalogué comme communiste. Pourtant, les déclarations d’Harrington sur les vies noires aux États-Unis convergent toutes lorsqu’il exprime sa forte conviction qu’il existe une apathie nationale au sujet de la législation contre le lynchage.
Inquiet qu’Harrington perde son passeport et subisse d’autres retombées, un ami noir des services secrets lui signale qu’il fait l’objet d’une enquête du FBI. Harrington part pour Paris, d’où il continue à écrire pour divers périodiques américains, et s’associe à d’autres Noirs américains expatriés. Ébranlé par la mort de son proche ami Richard Wright en 1960, Harrington est convaincu qu’il a été assassiné par la CIA.
Après avoir passé plusieurs années expatrié à Paris, Harrington accepte d’illustrer une série de classiques américains pour Aufbau Verlag, en 1961, une maison d’édition est-allemande de Berlin. Bien qu’il n’ait pas l’intention d’y rester longtemps, Harrington déménage à Berlin-Est où il vivra et travaillera jusqu’à sa mort en 1995. Il réalise des centaines de caricatures traitant de thèmes comme le racisme, l’apartheid, la guerre du Vietnam, la course à l’armement, l’injustice sociale et les dictatures fascistes en Amérique latine, mais ne traitera jamais de sujets en lien avec la République démocratique allemande. Il réalise toutefois des caricatures et des illustrations pour des journaux allemands comme le Eulenspiegel et Das Magazin.
Pour rester informé de la politique américaine, Harrington et son épouse s’abonnent à plusieurs périodiques américains, et il se rend même à Berlin-Ouest pour acheter la presse. Toutefois, lorsqu’il fait la demande d’une carte de presse en tant que correspondant étranger pour le Daily Mail vers la fin des années 1960, il devient suspect aux yeux des autorités de la RDA. Dès 1946, Harrington avait été espionné par le FBI aux États-Unis ; en France, en tant qu’étranger, il avait sans doute été surveillé par le Deuxième Bureau, et voilà qu’il se retrouvait observé par la Stasi en Allemagne de l’Est.
Bien qu’Harrington ait vécu à des centaines de kilomètres des États-Unis, il n’abandonna jamais la lutte pour l’émancipation des Noirs. Et malgré la séparation physique d’avec sa communauté, il dessina toujours pour un public afro-américain. Aujourd’hui, son œuvre oubliée se révèle une source documentaire des perceptions et des luttes des Noirs de son temps. Plus que cela, c’est un témoignage sur la manière dont les Afro-Américains ont su créer leurs propres espaces afin de communiquer, de résister aux structures de pouvoir et de se donner les moyens d’assumer la douleur qui leur a été infligée.
Mearg Negusse réside à Francfort-sur-le-Main où elle achève actuellement ses études d’histoire de l’art.
Ce texte a été initialement publié dans la seconde édition spéciale de C& #Detroit et a été commandé dans le cadre du projet « Show me your Shelves », financé par et faisant partie de la campagne d’une année « Wunderbar Together » (« Deutschlandjahr USA »/The Year of German-American Friendship) du ministère fédéral des Affaires étrangères. Pour lire la version intégrale du magazine, c’est par là.
Traduit de l’anglais par Myriam Ochoa-Suel.
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