Après la guerre, de nombreux artistes de couleur se sont vus rejetés par le monde de l’art occidental malgré l’importance et l’originalité de leurs apports — mais ont néanmoins poursuivi leurs efforts. Depuis une dizaine d’années, les institutions occidentales s’ouvrent à ce que ces artistes nous ont laissé. Elles organisent enfin de premières rétrospectives. Et, bien sûr, les marchés suivent. Notre série retrace leurs parcours, éclaire leur évolution artistique et ce qui les fait avancer par rapport au monde autour d’eux. Pendant toute sa carrière artistique, il n’a jamais cessé de se réinventer, repoussant les limites de la peinture et de sa réalisation, honorant ceux qu’il admirait. Ici, Jack Whitten, qui toute au long de sa carrière artistique n’a jamais cessé de se réinventer, repoussant les limites de la peinture et de sa réalisation, honorant ceux qu’il admirait.
Les cinquante ans pendant lesquels a fait autorité le peintre américain décédé Jack Whitten (né en 1939), l’un des peintres abstraits les plus inventifs et les plus expérimentateurs, ont été méconnus jusque récemment. L’artiste est mort en 2018 et la Hamburger Bahnhof de Berlin accueille cette année sa première grande exposition en Europe, composée de trente œuvres : Jack’s Jack.
Organisée par Sven Beckstette et Udo Kittelmann, l’exposition couvre la période de 1968 à 2017 et rend hommage à la manière dont l’artiste a repoussé les frontières de la peinture abstraite pendant plusieurs dizaines d’années. Né à Bessemer, dans l’Alabama, en pleine ségrégation, Whitten a grandi dans la pauvreté et sans accès aux musées ou aux bibliothèques. Il s’inscrit d’abord à la Southern University de Baton Rouge en biologie, puis en art, et s’engage auprès des organisations pour les droits civils, où il fait la rencontre de Martin Luther King. Sur le conseil d’un professeur d’architecture, il part pour New York en 1960 afin de se consacrer entièrement à son art à la Cooper Union for the Advancement of Science and Art.
Organisée par Sven Beckstette et Udo Kittelmann, l’exposition couvre la période de 1968 à 2017 et rend hommage à la manière dont l’artiste a repoussé les frontières de la peinture abstraite pendant plusieurs dizaines d’années. Né à Bessemer, dans l’Alabama, en pleine ségrégation, Whitten a grandi dans la pauvreté et sans accès aux musées ou aux bibliothèques. Il s’inscrit d’abord à la Southern University de Baton Rouge en biologie, puis en art, et s’engage auprès des organisations pour les droits civils, où il fait la rencontre de Martin Luther King. Sur le conseil d’un professeur d’architecture, il part pour New York en 1960 afin de se consacrer entièrement à son art à la Cooper Union for the Advancement of Science and Art.
À New York, il plonge dans tout ce que la ville lui offre, notamment le Cedar Bar, fréquenté par les expressionnistes abstraits — où il rencontre Willem de Kooning qui exercera une grande influence sur lui au début de sa carrière. La rétrospective montre deux peintures de cette décennie : Head IV Lynching (1964) et King’s Wish (Martin Luther’s Dream) (1968). Elles témoignent toutes les deux de l’engagement de l’artiste sa vie durant au sein du mouvement pour les droits civils et contre l’oppression par les blancs, ainsi que de son grand plaisir pour l’expérimentation.Pourtant, elles affichent des styles extrêmement différents. Head IV Lynching est une œuvre abstraite minimale de petite taille, presque entièrement noire où flotte comme un spectre blanc, tandis que King’s Wish est une grande peinture surréaliste, mi- abstraite, mi- figurative, aux coups de pinceaux dans de multiples couleurs extrêmement expressifs.
Les années 1970 voient l’artiste faire une autre avancée capitale sur la longue route de l’expérimentation. Il commence à travailler dans l’abstraction pure et met au point ce qu’il appelle le « développeur » — une technique au sol consistant à enduire des dalles de peinture et à l’étirer sur la toile avec une raclette. La Hamburger Bahnhof ne présente qu’une seule des peintures « à la raclette » (slab paintings) qui sont la marque de fabrique de Whitten : Delacroix’s Palette (1974). Elle incarne bon nombre des préoccupations, théories et techniques de l’artiste qui ont influencé l’esthétique et les méthodes artistiques jusqu’à aujourd’hui. La référence à l’histoire de l’art révèle l’assurance et la conscience de soi du peintre qui s’est servi de cette connaissance pour aller plus loin dans sa discipline. Cette méthode pulvérise l’essence d’un sujet et la réduit à la forme matérielle la plus pure, ici en choisissant des couleurs associées au peintre romantique français, puis en les étalant et en les répandant d’un seul mouvement sur la toile, lui ajoutant par cette linéarité horizontale un aspect d’infini.
Les peintures à la raclette ne ressemblaient à rien de connu à l’époque. D’abord développée par Karl Otto Götz dans les années 1950, c’est son élève Gerhard Richter qui fera reconnaître la méthode dans les années 1990 avec sa série Abstract Paintings. Sotheby’s a vendu une peinture à la raclette de Whitten de 1974 pour 2 millions de US$ en2019, et une de Richter de 1994 pour sold for GBP21 million en 2012. Les nombres à sept chiffres qu’obtiennent aujourd’hui les œuvres de Whitten dans les ventes aux enchères témoignent d’une nouvelle prise de conscience plus large dans le monde de l’art qui reconnaît désormais de nombreux artistes de couleur d’un certain âge, notamment Howardena Pindell, Sam Giliam et McArthur Binion.
Whitten s’est entièrement consacré au média peinture au niveau matériel, mystique et intellectuel, à contre-courant de toutes les attentes. Il possédait une confiance en soi qui lui permettait d’abolir les frontières entre le dessin et la peinture, de faire avancer cette dernière vers la matérialité en 3 dimensions et d’utiliser la lumière pour conférer des qualités visuelles multiples à l’œuvre peint. Pendant toute sa carrière, il a hésité entre le figuratif et l’abstrait, avant que ce dernier ne finisse par l’emporter. « J’ai choisi l’abstraction pour son universalité intemporelle », dira-t-il.« Toutes les émotions humaines, tous les espoirs, tous les rêves, tous les souvenirs et en fin de compte tous les récits peuvent être comprimés dans l’abstraction. »
Son choix artistique était audacieux, mais il a peut-être contribué au peu d’attention dont il a bénéficié de l’establishment. En effet, outre la baisse de popularité qu’elle a connue dans les années 1960, l’abstraction était dominée par des hommes blancs.
En 2018, la galerie Hauser & Wirth qui représente Whitten publie son journal dans lequel il dévoile son évolution personnelle et artistique, ainsi que ses frustrations et dilemmes. « Je souhaite démarrer 1986 en repartant de zéro », écrit-il. « Bien sûr, cela annule toute chance de trouver une galerie, personne ne s’intéresse à un artiste à la fin d’une série qui entame un nouveau début totalement inconnu. Je suis noir, j’ai 46 ans, je suis en colère, las de l’enseignement, fatigué d’être pauvre. […] Que puis-je faire ? »
Les réalisations de Whitten n’ont cependant pas été totalement ignorées. Plusieurs artistes, parmi lesquels Garry Grant, Adam Pendleton et Mark Bradford, qui représentaient les USA à la Biennale de Venise en 2017 ont loué l’artiste et son influence. Lui-même n’a jamais manqué de citer les créateurs et autres personnalités qu’il admirait.Dans les années 1980 et 1990, il commence à expérimenter plus la géométrie, la matérialité et la lumière. Ode to Andy Warhol (1986) est formé d’un mélange de motifs rectangulaires variés dont certains rappellent des murs de briques ou du carrelage.
C’est à la même époque que Whitten commence à imaginer des tesselles à partir de plaquettes d’acrylique et d’huile qu’il place sur la toile. C’est le résultat de plusieurs années de recherches autour de la Méditerranée, depuis qu’il a commencé à passer ses étés en Crête en 1969. Les peintures obtenues font penser à des mosaïques de ce qui ressemble parfois à des éléments d’ordinateurs, du verre, du silicone, du chocolat, du savon et de la résine. Le tout est uniquement composé de peinture, mais la manière dont elle est découpée, façonnée et positionnée sur la toile permet un jeu avec la lumière d’un genre nouveau. L’artiste est connu pour avoir expliqué qu’il ne peignait pas, mais qu’il « faisait » des peintures.
Cette méthode donne une qualité sculpturale à la peinture — les couleurs jaillissent du tableau, les tesselles semblent se déplacer lorsque nous passons devant la toile. Clocking for Stanley Kubrick (1999), un tableau rectangulaire à l’huile et à l’acrylique, évoque ainsi le cosmos semé de particules vertes en suspension dans la matière noire de l’univers, telle une explosion de couleur. L’apparence d’écran que prend la peinture est aussi un effet de la mosaïque. L’image paraît parfois pixélisée, comme un écran à basse résolution vu de loin ou un moniteur examiné de près.
Dans Totem VI Annunciation for John Coltrane (2000), l’artiste continue de scinder la matière en empilant verticalement huit éléments en contreplaqué de dimensions variables. Whitten a rencontré Coltrane dans sa jeunesse et sa manière de travailler avec des « feuilles de son » a fait écho aux « feuilles de lumière » employées par le peintre. « [Coltrane] m’a dit « tu vois, c’est comme une vague ». Whitten se souvient : « c’est ce dont je me souviens le plus, quelque chose s’est déclenché dans ma tête. Cela s’est identifié avec ce que je ressentais en peinture. » Son amour du jazz a aussi joué un rôle majeur dans sa manière d’improviser et de s’affranchir des contraintes de la peinture bidimensionnelle.
Whitten s’intéressait à la science, la spiritualité et la technologie par rapport à la nature matérielle de la peinture et du monde. Son tableau Apps for Obama (2011) est dédié à l’ancien président américain Barack Obama. Avec son fond en différentes nuances allant du bleu au blanc, il ressemble à l’écran d’un smartphone ou d’une tablette avec différentes icones d’applis alignées. « Je suis persuadé que cette peinture a contribué à sa réélection ! », réfléchit-il.« Ce sont des références très symboliques. C’est une peinture référentielle. » Le tableau est un exemple parfait de ce que Whitten pouvait faire avec la couleur et la texture. Chaque icône possède une texture différente — au moins visuellement —, certaines n’ont pas de forme définie, d’autres sont plus géométriques. Certaines font penser à du plastique en train de fondre, d’autres à des pierres précieuses. Elles ont cependant toutes en commun une nature plastique unique en son genre.
Jack Whitten, Black Monolith X, Birth of Muhammad Ali, Detail, 2016. Acrylic on canvas, 213 × 160 cm. The Joyner/Giuffrida Collection
© Courtesy the Jack Whitten Estate and Hauser & Wirth. Photo: John BerensLa culture noire, notamment politique et historique, était un sujet très cher à l’artiste. Black Monoliths est sa seule série baptisée exclusivement en hommage à la population noire. « Je pourrais passer le reste de ma vie à compléter cette série », a déclaré l’artiste. « C’est ma contribution en tant que peintre à la commémoration de ces héros à travers la signification abstraite du symbole. » Il a aussi dédié des peintures à des personnalités comme James Baldwin, Miles Davis, Lena Horne, Bobby Short, Romere Bearden, Al Loving, Norman Lewis, Amiri Baraka, Jayne Cortez et Ralph Ellison. Jack’s Jack présente Black Monolith X Birth of Muhammad Ali (2010). Le tableau est constitué de petits morceaux d’acrylique de formes variées aux taches de couleur, qui ressemblent à des cailloux examinés de plus près. Pour cette série, Whitten a congelé un bloc d’acrylique pour le fracasser et le briser en petits morceaux avec un marteau, de même que l’énergie brute d’Ali était canalisée par la plasticité de la boxe.
Jack Whitten était un peintre de peintre, un penseur et un militant. Pendant toute sa carrière artistique, il n’a jamais cessé de se réinventer, repoussant les limites de la peinture et de sa réalisation, honorant ceux qu’il admirait.
Jack Whitten : Jack’s Jack est à la Hamburger Bahnhof de Berlin jusqu’au 1er septembre 2019.
Par Will Furtado.
Ce texte a été initialement publié dans la seconde édition spéciale de C& #Detroit et a été commandé dans le cadre du projet « Show me your Shelves », financé par et faisant partie de la campagne d’une année « Wunderbar Together » (« Deutschlandjahr USA »/The Year of German-American Friendship) du ministère fédéral des Affaires étrangères.
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