Comment fonctionne la mémoire collective ? Quels systèmes la créent et comment a-t-elle évolué ? Telles sont quelques-unes des questions explorées à Rennes par une trentaine d’artistes lors de la biennale d’art contemporain À Cris Ouverts. Présentant les œuvres d’artistes – parmi lesquels Senga Negudi, John Akomfrah et Paul Maheke –, la biennale révèle le potentiel propre à l’art de dénoncer les divisions qui cristallisent nos relations aux autres.
«Chacun de nous a besoin de la mémoire de l’autre, parce qu’il n’y va pas d’une vertu de compassion ou de charité, mais d’une lucidité nouvelle dans un processus de la Relation. Et si nous voulons partager la beauté du monde, si nous voulons être solidaires de ses souffrances, nous devons apprendre à nous souvenir ensemble [1].» Cette citation d’Édouard Glissant pourrait bien illustrer la 6e édition des Ateliers de Rennes – Biennale d’art contemporain intitulée « À cris ouverts ».
Les commissaires Étienne Bernard et Céline Kopp ont invité une trentaine d’artistes à réfléchir sur la capacité de l’art à questionner perpétuellement notre société et ce qui nous entoure sous différentes perspectives. Oscillant entre engagement et spiritualité artistique face aux disfonctionnements sociaux, cette déambulation artistique dans différents lieux de la ville de Rennes et ses alentours laisse entrevoir les potentialités de l’art à dénoncer les clivages qui cristallisent notre relation à l’autre. Qu’est-ce que l’identité? Comment est-elle fabriquée et par quel système?
La série « Stream of stories » de Katia Kameli y répond partiellement en nous démontrant la nécessité de prendre en considération les différentes histoires qui nous constituent. S’inspirant des fables de La Fontaine et de leurs origines indiennes, l’œuvre s’immisce dans les interstices du récit et atteste des dépendances interculturelles qui régissent notre monde contemporain. Le cinquième opus de cette série est une invitation à expérimenter le « vivre-ensemble ». Le travail de Katia Kameli trouve sa pertinence dans l’extension que l’artiste a choisi de faire avec la langue bretonne à partir du terme fablennoù [2]. À travers cet historique sur l’origine des récits de Jean de la Fontaine, elle explore ainsi les porosités d’une histoire globale et unilatérale. La région de Bretagne est fortement imprégnée par ces sujets et cette édition résonne comme une tentative d’émancipation à travers une réflexion artistique globalisante.
Chaque lieu d’exposition semble empreint du discours postcolonial auquel nous ne sommes que très rarement confrontés dans la périphérie des grandes manifestation parisiennes. Alors que ce sujet est devenu l’antre des discours de l’art contemporain, les commissaires ont établi des passerelles à la recherche d’un discours plus universel. On retiendra Mnémosyne de John Akomfrah qui évoque l’immigration d’après-guerre en Grande-Bretagne. Les images d’archives, plans de friches industrielles et exotisme des montagnes blanchies par la neige, nous mettent en garde contre la récurrente amnésie de l’individu face à l’histoire collective. Bien que politique, sa métaphore sur l’état du monde est incontestablement poétique.
Au FRAC Bretagne, on retrouve également cette réflexion dans les installations Revery-R et R.S.V.P Performance Piece de Senga Nengudi. Les sculptures de l’artiste faites de bas nylon font actes de résistances face aux exclusions. C’est dans cette même écriture que les documentaires, notamment Shopping Bag Spirits and Freeway Fetishes, de la vidéaste Barbara McCullough retracent les combats des femmes noires et artistes dans l’Amérique des années 1970. Au sein du collectif Studio Z, ces deux artistes ont contribué à la déconstruction des clichés sur la place et le rôle de la femme dans l’art en réalisant des actions ou rituels dans l’espace public. Malheureusement, l’occasion d’aborder les concepts afro-féministes et ses extensions dans nos sociétés actuelles furent expéditives lors d’une rencontre publique entre Barbara McCullough et la commissaire Céline Kopp.
Comment recréer du lien alors que la fracture sociale est entamée ? C’est véritablement dans le dialogue entre les œuvres d’artistes locaux et internationaux que l’on trouve une réponse. Si la thématique est très vite oubliée au profit de la déambulation, nous sommes frappés par une approche d’esthétique relationnelle qui replace l’humain au centre de notre attention. Tandis qu’avec « … Me sens-tu par terre, petits jeux, cheveux dans la poussière. Source solaire, je suis sorcière. Tête dans les airs, vénère, endocrinien androgyne, sans ovaire, j’ai rdv à 9 h, douceur du cœur, à 9 h, j’ai des attentes à 9 h, mésentente à 9 h, j’ai des humeurs à 9 h, sueur fureur à 9 h. À 9 h ou à n’importe quelle heure […] » Julien Creuzet revisite la notion d’altérité entachée par la profusion de la virtualité des rencontres sur les réseaux sociaux, différentes œuvres de Kudzanai-Violet Hwami rythment le parcours sur l’intersexualité, dont Hosanna ! Hosanna ! Ces deux artistes font de leurs propres réalités des mythologies où le numérique apparaît comme l’échec de notre capacité à vivre dans le collectif.
Terme dont se joue l’artiste Julie Béna qui place le spectateur dans une position de voyeur à travers son théâtre intitulé Who wants to be my horse ? Paul Maheke ouvre sur la nocivité de ces nouvelles formes de relations humaines avec son œuvre A fire circle for public hearing (2018). L’artiste utilise à la fois la performance, l’installation et la vidéo pour explorer ce paradoxe de la visibilité et du contrôle de l’identité. Il fait de son corps l’espace transitionnel d’une expérimentation de la mémoire. Au final, nous constatons à travers ses travaux que l’individu est pris au piège de sa propre quête du bonheur. Cette fatalité est accentuée avec les différentes propositions de Basim Magdy dont les images contemplatives The Many Colors of the Sky Radiate Forgetfulness dénoncent les dérives écologiques.
« À Cris Ouverts » est le résultat d’un dialogue entre des artistes locaux et internationaux sur les notions de l’échange et de rencontre. Si le vivre-ensemble est un leitmotiv de cette édition, il pointe de manière mordante la question de l’altérité en nous interpellant sur l’enchevêtrement des temporalités et des géographies multiples qui constituent nos identités.
Le fil directeur de cette 6e édition des Ateliers de Rennes est édulcoré par la force des nombreuses œuvres présentées. Mais c’est aussi ce que nous recherchons parfois dans ce chaos de l’art contemporain.
[1] Édouard Glissant, Une nouvelle région du monde, Collection Blanche, Gallimard, 2006.
[2] Fable en langue bretonne.
Yves Chatap est un conservateur indépendant basé à Paris.
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