Bamako : mise au point d’un groupe de jeunes photographes sur une ville en mutation
Bamako, la capitale du Mali, est située le long des deux rives de la rivière Niger. C’est une plaque tournante commerciale dynamique où diverses influences culturelles et sociales convergent. En raison de l’incessant exode rural au Mali, Bamako constitue l’une des zones urbaines enregistrant la croissance la plus rapide du continent. Tout comme d’autres villes d’Afrique, elle peut être décrite comme une configuration complexe dans laquelle la « condition postcoloniale » se manifeste d’elle-même et est sans cesse renégociée en diverses organisations sociales, politiques et culturelles. Dans ce contexte, les artistes jouent un rôle actif, reflétant consciemment et interrogeant les lieux où ils vivent. Des photographes émergents sont engagés dans la ville de Bamako et présentent des perspectives contemporaines sur l’environnement urbain et les expériences qui s’y déroulent. Amsatou Diallo, Mamadou Sekou Kone, Oumou Traore, Aboubacar Traore, Seydou Camara et Fatoumata Diabate, tous dans la trentaine, décrivent non seulement Bamako, mais chroniquent aussi la vie urbaine, offrant une compréhension critique de la façon dont les jeunes gens se perçoivent eux-mêmes, voient leur ville et leurs relations avec le vaste monde.
Tandis que Seydou Keïta, Malick Sidibé et Abderrahamane Sakaly – pour ne citer que quelques noms de l’avant-garde de la photographie malienne – sont devenus célèbres pour leurs commandes de portraits de studio en noir et blanc et leurs reportages des festivités à Bamako, leurs successeurs ont diversifié leurs approches de la photographie : Mamadou Konate, Emmanuel Dao et Racine Keita, qui ont tous été formés à la photographie de studio, ont commencé à quitter le studio afin d’utiliser la photographie de façon plus abstraite ou photojournalistique. Alioune Bâ et Youssouf Sogodogo, par ailleurs, ont travaillé au Musée national et leurs pratiques photographiques ont aussi été influencées par la documentation culturelle. Aujourd’hui, de nombreux photographes ont été formés au Cadre de promotion pour la formation en photographie (CFP). La plupart de ces photographes ne travaillent plus dans des studios, mais exercent comme indépendants, gagnant leur vie en photographiant des mariages et des baptêmes, comme l’ont fait leurs prédécesseurs, ou en prenant des photos pour les ONG. Toutefois, nombreux sont ceux qui poursuivent un travail indépendant qui brouille souvent les frontières entre la photographie d’art et documentaire, créant un vocabulaire visuel nouveau et personnel.
Pour la série Bamako – des fenêtres du Sotrama (2016), Amsatou Diallo a circulé dans les rues de Bamako pendant plusieurs jours en Sotramas, les minibus populaires. Ces véhicules sont les moyens de transport les plus utilisés en ville ; ils permettent à la majorité des citoyens de participer pleinement à la vie urbaine. À travers les différentes formes de fenêtres des Sotramas, Diallo a immortalisé des centaines de petites scènes de vie urbaine banale, des pourtours de Bamako au centre-ville : une femme âgée traversant la rue, une petite mosquée avec ses haut-parleurs attachés au minaret, les posters des dernières élections accrochés à un poteau. En cadrant l’espace public urbain à travers ces fenêtres, Diallo célèbre et met en valeur des scènes de la vie quotidienne. De nombreuses pratiques se répètent en de petites variations tout au long d’une journée. Ce faisant, elles donnent vie au quotidien ordinaire de la ville. Les scènes secondaires assemblées révèlent soudainement une image plus grande de la ville.
Alors que les photographies de Diallo explorent Bamako pendant la journée, Le silence de la ville (2016) de Mamadou Sekou Kone explore Bamako en moto tard dans la nuit. Ses photographies révèlent une autre facette de la ville, vue sans ses habitants, une fois que les citoyens se sont retirés dans leurs sphères privées et que l’espace public se présente calme, morne et vide. L’éclairage électrique réduit la vue, mettant en avant des éléments de l’espace urbain plus statiques : rues, ponts et autres signes de signalisation émergent nettement sous les réverbères ; les enseignes lumineuses, les arbres immenses et les monuments apparaissent indistinctement dans l’obscurité. Les photographies en noir et blanc rappellent des photos de film. Leur intemporalité apparente confère une dignité à la ville et, dans cette ambiance onirique de la nuit, les frontières et les silhouettes se fondent, rendant tout repère dans l’espace inidentifiable.
Mettant l’accent sur son niveau d’expérience individuel, personnel de la ville, la série d’Oumou Traore Deux sœurs à Bamako (2016) se concentre sur les vies de deux sœurs qui ont émigré du pays dogon vers la capitale pour travailler comme employées de maison. Ce thème fait écho à la propre expérience d’immigration de Traore qui a elle-même travaillé comme domestique pour gagner l’argent indispensable à ses dépenses élémentaires et aux frais nécessaires pour devenir photographe. Ses portraits intimes des vies de deux nouvelles arrivantes dévoilent l’intérieur et l’intime à l’extérieur et au public. Elle suit les sœurs de l’aube à la tombée du jour, capturant avec sensibilité la routine intensive de ces deux travailleuses domestiques et soulignant les rôles invisibles qu’elles jouent dans la vie urbaine de Bamako.
Ces dernières années, la croissance sans précédent de Bamako s’est accompagnée de pratiques d’aménagement de l’espace urbain fortement douteuses, lors desquelles les riches et les puissants ont souvent spolié les pauvres. Aboubacar Traore est un observateur opiniâtre de l’évolution du paysage urbain. Entre 2009 et 2014, pour sa série La porte de l’enfer, il a photographié la démolition de maisons et l’expulsion de ses habitants. Sur une image, les restes d’une maison familiale peuvent être vus plusieurs jours après sa destruction, exécutée par des hommes de main qui agissent sous surveillance policière. La plupart des membres de la famille avaient quitté la maison pour trouver momentanément refuge dans la famille. Les photographies de Traore montrent l’écart troublant qui existe entre l’infrastructure détruite et l’effort de trois fils qui restent et continuent leur vie quotidienne au cœur des ruines, ne renonçant pas à leurs droits. La série révèle la manière dont certains citoyens de Bamako font face à l’incertitude constante, où tout peut basculer du jour au lendemain, et bascule souvent.
En tant que participant à la Master Class de photographie initiée par le Goethe Institut de Johannesburg et le commissaire d’expositions Simon Njami, Seydou Camara s’est rendu à Khartoum, au Soudan, en 2016. Ce programme lui a donné l’opportunité de réactiver son projet à long terme, Les Soufis, débuté en 2012, qui étudie les pratiques soufies et la façon dont elles sont exercées dans toute l’Afrique. Le travail de Camara livre un tableau approfondi et nuancé de l’islam, qui insiste sur les aspects pacifiques de cette religion. Lors de son séjour à Khartoum, il a photographié des derviches qui s’étaient réunis dans un cimetière pour prier pour leur sheikh. De retour à Bamako, Camara a tourné son objectif vers les pratiques maliennes du soufisme, faisant le portrait des vies quotidiennes des adeptes de feu El Hadji Soufi Adama Yalcouye. Adama n’appartenait pas à une confrérie soufie établie, il pratiquait plutôt une fusion d’islam, de christianisme, de religion dogon et bamana. Les photos de Camara illustrent la diversité, la complexité et la vitalité du soufisme en Afrique.
La tradition de photographie de studio réputée du Mali continue à influencer des générations plus jeunes. Dans son projet Studio Photo de la Rue (2013– en cours), Fatoumata Diabate remet en scène les fameux studios de photographie malienne des années 1950 et 1960. Inspirée par les travaux de ses prédécesseurs maliens, dont Seydou Keïta, Malick Sidibé et Youssouf Sogodogo, mais aussi le Camerounais vivant en République centrafricaine, Samuel Fosso, Diabate a créé un studio mobile qu’elle a installé à Bamako, ainsi que dans les villes françaises d’Arles et de Montpellier. Les clients qui pénètrent dans ce studio nostalgique sont incités à choisir des accessoires et des vêtements, à poser sur un fond textile et à se glisser spontanément dans d’autres identités. Le studio est une installation de plein air aux airs de scène, dans lequel le processus devient performance. Les portraits qui en résultent sont empreints d’un décalage temporel ludique : les clients du XXIe siècle de Diabate entrent dans cette petite machine à remonter le temps qui les transporte au temps de l’âge d’or de la photographie de studio à Bamako.
Franziska Jenni prépare un doctorat au département d’anthropologie sociale de l’université de Bâle.
Cet article fait partie d’une série produite en collaboration avec le magazine Aperture, qui coïncide avec le numéro d’été 2017 d’Aperture, « Platform Africa ».
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