Marny Garcia Mommertz rend visite à Anaïs Cheleux dans son studio en Guadeloupe pour discuter du sirop de canne à sucre et de son travail à la Biennale Off de Dakar de cette année.
Nous sommes à la mi-décembre 2023, et j’assiste au vernissage de l’exposition (RE)COUTURE de l’artiste Guy Gabon, commissarié par Minia Biabiany à Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe. Alors que je me trouve dans un groupe de personnes attendant d’être guidées pour une visite, Joëlle Fifi se présente. Elle est productrice culturelle et dirige Arts au Pluriailes, une organisation locale qui soutient les artistes en les conseillant sur les demandes de bourses ou de résidences, ou en organisant des voyages de recherche et de réseautage pour les jeunes artistes guadeloupéens. Soudain, elle se retourne et désigne une jeune femme. « Voici Anaïs, une des artistes que nous accompagnons depuis plusieurs années. » dit-elle.
Quelques soirées plus tard, la photographe et performeuse Anaïs Cheleux m’attend dans sa voiture devant l’Université des Antilles à Pointe-à-Pitre. Nous nous rencontrons ici pour nous rendre à son atelier à Morne-à-l’Eau, une petite ville située à environ 30 minutes de la capitale. Anaïs, qui en plus d’être artiste travaille comme enseignante, trouve son équilibre en jonglant avec deux professions : l’enseignement lui apporte une stabilité au milieu des défis de la poursuite d’une carrière artistique dans une Guadeloupe encore marquée par les structures coloniales.
Alors que nous arrivons dans l’allée des parents d’Anaïs, sa mère nous accueille chaleureusement. Bien que l’atelier de l’artiste soit une extension de la maison de ses parents, il fonctionne comme un espace de vie et de travail complètement indépendant. Lumineux, spacieux, avec des touches modernes et des planchers en bois qui lui confèrent une atmosphère confortable, l’atelier dispose d’un coin avec des étagères pour les livres et, en son centre, d’un tabouret en bois unique. Trois photographies imprimées sur dibond sont suspendues au-dessus du canapé gris sur lequel Anaïs et moi nous installons.
Cheleux est diplômée en photographie mais sa pratique a commencé bien avant cela, étant intrinsèquement liée au carnaval et à sa propre identité. En plus de participer aux activités carnavalesques, elle a commencé à réaliser des images de différents carnavals dans les Caraïbes et s’est fascinée pour l’utilisation de la mélasse de canne à sucre, gwo siwo en créole guadeloupéen, comme élément de costume sur la peau des gens. « Mon identité guadeloupéenne passe par le carnaval. C’est ainsi que je la vois et que je la vis. Visuellement, [le carnaval, ] c’est le gwo siwo pour moi. ». Dans le carnaval, le sirop, un sous-produit de la production de rhum, représente symboliquement les marrons, la libération des personnes asservies et la fierté d’être afrodescendante.
Son utilisation dans d’autres parties des Caraïbes l’a amenée à remettre en question les notions d’identité nationale et à s’identifier aux cultures voisines. Lorsqu’elle a constaté que son utilisation à la Grenade était similaire à celle de son pays d’origine, la Guadeloupe, elle s’est interrogée: « Sommes-nous vraiment si différents ? »
Elle désigne l’une des trois photographies sur le mur de la série Black Blood (2018), qu’elle a prises à la Grenade, et commence à jouer de la musique depuis son ordinateur portable. Je m’enfonce plus profondément dans le canapé. « Entendez-vous le chœur, la nostalgie, en arrière-plan ? » demande-t-elle. J’écoute plus attentivement et sous les couches de rythmes rapides de tambours, j’entends un chœur et de faibles cloches. Je regarde à nouveau l’image et je ressens pour la première fois de ma vie, comme si je pouvais entendre une image fixe que je n’avais pas prise moi-même, même longtemps après la fin de la chanson. Quelques semaines auparavant, j’avais rendu visite à Eliazar Ortiz Roa en République Dominicaine, et à travers les pigments qu’ils mélangeaient eux-mêmes, ils m’avaient fait sentir les couleurs pour la première fois. En regardant le travail d’Anaïs, je me sens presque envoûtée, de manière similaire à ma rencontre avec l’œuvre d’Eliazar.
L’immersion physique dans son travail fait partie de la pratique d’Anaïs, une pratique qu’elle développe continuellement avec soin. Sé Konsa Nou Yé (Créole guadeloupéen : C’est ainsi que nous sommes) est une série dans laquelle elle tente de faire parler des corps recouverts de gwo siwo. À l’origine, elle travaillait avec une amie danseuse, mais celle-ci a suggéré à Anaïs de la rejoindre devant la caméra. Et elle l’a fait, se couvrant de gwo siwo et prenant des autoportraits. « Quelque chose se passe lorsque je mets du gwo siwo sur ma peau », dit-elle. « Je me sens connectée à autre chose et à une certaine spiritualité. »
Cette expérience d’être l’artiste derrière et devant la caméra l’a poussée à s’aventurer dans l’art performatif. Il est logique que l’espace qu’elle investit lorsqu’elle performe soit personnel, permettant également une réflexion sur des questions très intimes. « Il s’agit aussi de ce que j’exprime par le corps que je ne dis pas avec des mots », me dit Anaïs. Sa performance intègre des questions sur la manière dont elle peut exprimer son identité guadeloupéenne. « Cela passe par le carnaval, cela passe par moi et par la vibration que le carnaval, les tambours et le gwo siwo m’apportent. »
En 2022, grâce à une opportunité facilitée par Arts au Pluriailes, elle a créé la performance Les morts ne sont pas mortsavec la compagnie de danse béninoise Cie Noukpo, mêlant danse et photographie, présentée au Festival Couleurs d’Afrique à Ouidah, au Bénin, et à l’Institut Français de Libreville au Gabon en 2023. C’était sa première performance sur le continent et en collaboration avec un collectif.
Les voyages, les résidences internationales temporaires et les échanges avec d’autres artistes travaillant dans des structures coloniales similaires sont essentiels pour Anaïs Cheleux, mais, pour l’instant, elle n’a pas l’intention de quitter définitivement son domicile. Lors de ses résidences, elle s’engage avec les contextes locaux et les lie à son identité. Par exemple, sur l’île de Gorée en 2023, elle a exploré la percussion carrée Assiko et son potentiel de transmission générationnelle, créant une performance qui tente de reconnecter les anciennes et nouvelles générations à travers un dialogue entre les rythmes guadeloupéens gwoup-a-po et Assiko. La série de photos résultante, Assiko, Xama Xol (wolof : Assiko, mon amour), est exposée à l’Off Biennale de Dakar 2024 aux côtés d’une performance (sans éléments photographiques) dans le cadre du pavillon martiniquais intitulé Ceci n’est pas un pays.
Peu après son voyage à Dakar et le report de la Biennale officielle de Dakar en raison des troubles politiques en mai 2024, j’envoie à Anaïs une note vocale pour l’interroger sur son expérience à Dakar. Elle affirme fermement que ni l’OFF, ni la Biennale officielle ne peuvent être négligés. « Pour une jeune artiste comme moi, avoir l’OFF était super important. La stimulation de voir des spectacles, des pratiques artistiques, des œuvres et de se connecter avec des galeries est essentielle, c’est du business. » Cependant, avec regret dans sa voix, elle partage également que « en tant qu’artiste guadeloupéenne, j’ai trouvé dommage qu’elle soit reportée, surtout parce que les artistes guadeloupéens Stéphanie Melyon-Reinette, Elladj Lincy Deloumeaux et Samuel Gelas font partie de la sélection officielle. Il semble qu’avec cette édition, il y ait une ouverture et une reconnaissance plus larges des œuvres des Caraïbes françaises – et je n’aurai pas les fonds pour voyager à Dakar à nouveau en novembre. »
Avant que Cheleux ne me ramène, je lui demande si je peux voir du gwo siwo. Alors qu’elle se lève pour me montrer une bouteille, elle dit : « J’ai remarqué que j’ai toujours la même bouteille de gwo siwo que j’utilise depuis 2020. Avec le temps, il devient plus foncé. ». L’exposition d’Anaïs Cheleux, Assiko, Xama Xol, a été présentée du 18 mai au 18 juin 2024. En juin 2024, elle participe à une résidence au CIAP de Saint-Laurent du Maroni, en Guyane française, où elle prévoit d’échanger avec des communautés noires qui ont placé la danse et l’expression corporelle au cœur de leur identité à travers la culture et le culte.
Anaïs Cheleux est une artiste en médias mixtes guadeloupéenne dont le travail explore l’identité caribéenne et la dynamique du corps à travers la photographie et l’art de la performance. Dans sa pratique artistique, elle s’engage avec des traditions culturelles telles que le carnaval et l’utilisation du gwo siwo (mélasse). Instagram.
Marny Garcia Mommertz est une écrivaine et artiste qui explore des formes expérimentales d’archivage au sein de la diaspora et se penche sur la vie de l’artiste et activiste noire Fasia Jansen, survivante de l’Holocauste en Allemagne. Sa pratique artistique se concentre actuellement sur le montage. De plus, elle travaille comme managing editor pour C& AL. Instagram.
Traduit de l’anglais par Manyakhalé „Taata“ Diawara.
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