L’événement français de grande ampleur Africa2020 a connu des débuts difficiles. Sa commissaire générale N'Goné Fall s’est entretenue avec Yvette Mutumba et Julia Grosse sur sa genèse et la nécessité des changements structurels dans les institutions françaises.
Julia Grosse : Bien que vous ayez clairement expliqué qu’Africa2020 n’est pas une saison culturelle, elle demeure une « saison africaine ». Pouvez-vous nous exposer votre concept pour ce projet de grande envergure ? Et pourquoi est-ce un événement français ?
N’Goné Fall : Elle se déroule en France parce que c’est une initiative du président français. Son souhait était qu’une personnalité originaire du continent africain dirige le projet. C’est ainsi que j’ai été contactée et par la suite, j’ai eu plusieurs entretiens avec des membres de son cabinet en mars/avril 2018.
La France organise une saison culturelle chaque année. Mais elle se concentre habituellement sur un seul pays, ce qui en fait principalement un accord bilatéral diplomatique et politique. Dans notre cas, les États africains ne sont absolument pas impliqués, il ne s’agit pas d’un projet diplomatique.
Il m’est apparu clairement dès le départ que nous devions dépasser l’idée de culture pour éviter la tentation de produire un immense spectacle dans lequel nous aurions diffusé une production artistique présentant de joyeux Africains en boubous et djellabas, qui chantent et qui dansent.
La saison Africa2020 est construite autour de vingt-trois défis du XXIe siècle. J’ai commencé à travailler sur ce projet en organisant un workshop de brainstorming d’une semaine dans le Nord du Sénégal en présence de quatre personnalités africaines (Ntone Edjabe, Nontobeko Ntombela, Folakunle Oshun et Sarah Rifky). L’objectif était d’identifier à l’échelle du continent des problématiques communes, sources de recherches et de production, que ce soit sur le plan scientifique, artistique ou intellectuel. Je ne cesse de rappeler aux Français que ni moi ni mes collègues n’avons accepté de nous impliquer dans ce projet dans le but de divertir qui que ce soit. Si nous présentons de la musique et de l’art, nous nous attachons d’abord et avant tout à parler des défis auxquels les sociétés contemporaines font face – ceux du passé, du présent et surtout du futur.
Yvette Mutumba : Vous venez d’expliquer que les pays participants ne sont pas impliqués sur le plan diplomatique. Avez-vous toutefois eu des retours ou des réactions de représentants officiels ?
NF: Africa2020 n’implique pas la représentation des pays. C’est un projet panafricain auquel prennent part les agents du changement de la société civile du continent. C’était la décision du président français de ne pas y intégrer l’aspect politique du continent, et cela me convient. Mais comme le projet se déroule en France, où la plupart des pays ont des ambassades, j’ai voulu leur présenter mon concept – par courtoisie. Nous avons donc organisé une réunion au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères à laquelle nous avons convié les ambassades. J’ai eu des échanges avec les ambassadeurs d’Afrique du Sud, du Gabon et du Nigeria parce qu’ils voulaient savoir de quoi il en retournait et s’ils pouvaient apporter leur contribution. J’ai envoyé un message à l’ambassade du Sénégal, mon ambassade, pour leur demander leur soutien moral, ce qui a été très bien reçu.
YM : Nous savons combien il est complexe de travailler avec des institutions réparties sur tout le territoire français. Mais avez-vous l’impression que des changements structurels plus importants soient envisageables ?
NF: C’était ma stratégie. On ne change pas les comportements ni les mentalités en organisant uniquement des concerts de musique. Et il était essentiel d’éviter que les institutions françaises soumettent un « projet africain ». Le sous-titre de la saison Africa2020 est « Une invitation à regarder et comprendre le monde d’un point de vue africain ». Il s’agit de voir comment les Africains traitent les problèmes liés à l’état des sociétés contemporaines. Il était impératif de concevoir un projet avec des organisations ou des personnalités africaines. Les principaux réseaux culturels, éducatifs, scientifiques et économiques français sur le continent sont en Afrique de l’Ouest, dans les pays francophones. Mon rôle était de donner aux institutions l’accès à des réseaux qu’elles ne connaissaient pas encore, issus de la francophonie, afin d’impliquer des voix africaines diverses, quelles que soient leurs langues.
L’objectif était aussi de créer des projets à long terme, au-delà du calendrier de la saison Africa2020. Par exemple, le théâtre Le Grand T à Nantes, le festival Les Récréâtrales au Burkina Faso et le festival de théâtre Kinani au Mozambique ont décidé de conclure un partenariat sur trois ans. D’autres organisations prévoient des collaborations similaires sur le long terme.
J’ai réussi à convaincre le ministre français de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports de devenir un partenaire stratégique, de sorte que les écoles comptent pour 275 projets environ. Chaque école a trouvé une école partenaire dans une ville du continent africain. Elles élaborent des outils pédagogiques ensemble et participent à des ateliers en ligne. Ces partenariats ont commencé au cours de l’année scolaire, en octobre 2020, et dureront jusqu’en juin 2021. Certaines écoles envisagent même de poursuivre au-delà.
Un autre projet est lié à L’Histoire générale de l’Afrique de l’UNESCO, initiée en 1964 par un réseau d’historiens et de scientifiques africains. À la demande de l’Union africaine, l’UNESCO a produit des outils pédagogiques à partir des huit volumes en 2009. L’objectif à moyen terme est que les élèves africains apprennent l’histoire et la géographie du continent à partir des mêmes outils pédagogiques. Ces outils ont été produits en français, c’est pourquoi j’ai décidé de les offrir à la France. En octobre, le ministère français de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports a lancé un programme intitulé « Enseigner l’Afrique » pour lequel l’UNESCO recommande que des spécialistes du continent et de la diaspora forment des enseignant·e·s français·e·s. Ma stratégie a été d’utiliser la saison Africa2020 pour faire advenir ce type de projets pilotes.
Nous avons aussi produit deux publications sur les arts visuels et l’histoire pour les écoles maternelles et primaires. Sur le territoire français et les territoires d’outre-mer, un million deux cent mille exemplaires ont été fournis aux élèves. Intégrer des projets et des programmes ayant un impact fort sur les jeunes générations à long terme fait partie de ma vision des choses.
JG : Africa2020 couvrira l’ensemble du territoire français pendant plusieurs mois, incluant 80 villes, 15 quartiers généraux, 450 projets et 200 événements. Quelles répercussions la pandémie de COVID-19 a-t-elle eues sur le concept ?
NF: La première répercussion a été son report. Le premier confinement a démarré à la mi-mars et Africa2020 devait être lancé le 1er juin, mais nous avons réalisé qu’il ne serait pas possible de procéder comme prévu. Il nous a fallu trouver de nouvelles dates, ce qui a impliqué de recontacter les 180 partenaires en France et les 200 autres sur le continent africain. Un véritable cauchemar. Nous avons décidé d’ouvrir le 1er décembre, et c’est alors que le second confinement est arrivé fin octobre.
Le deuxième confinement devait être levé le 15 décembre. Nous avions prévu un lancement officiel avec In Quest of Freedom, carte blanche to El Anatsui, une installation in situ d’El Anatsui réalisée à la Conciergerie, un monument historique de Paris. El Anatsui est un artiste ghanéen émérite, une superstar internationale qui a consacré une partie de sa vie à l’éducation en tant que professeur à l’université de Nsukka au Nigeria. C’est pourquoi cela tombait sous le sens d’ouvrir cette saison dédiée à la jeunesse avec lui. Bisi Silva devait en assurer le commissariat, mais elle nous a malheureusement quittés. Et El Anatsui a suggéré que je m’en charge.
JG : L’éruption du mouvement Black Lives Matter a également eu des répercussions sur le monde l’année dernière. La saison Africa2020 sera-t-elle une réponse à la soif des jeunes Français·e·s de comprendre ce que signifie d’être noir·e, de descendance africaine tout en étant français·e·en France ? Ce mouvement aura-t-il un impact sur Africa2020 ?
NF : George Floyd et Black Lives Matter n’ont pas eu de répercussions notables en France. Certaines personnes ont certes manifesté et exigé des débats, mais le gouvernement français a déclaré : « La République ne déboulonnera pas de statue. Point barre. » La France considère cela comme une problématique américaine. Il n’y a eu aucun débat en ce sens et il semblerait qu’il n’y ait aucune volonté pour le moment.
JG : Pas encore ?
NF : Je pense que la saison Africa2020 aura un impact sur les gens qui verront des commissaires noir·e·s, des scientifiques noir·e·s, des universitaires noir·e·s, des entrepreneur·se·s noir·e·s et des directeurs·rices de festival noir·e·s et réaliseront que ces personnes sont des professionnel·le·s ayant des réseaux internationaux. Pour un grand nombre de personnes en France, il est un peu surprenant de réaliser que des personnes du continent et de la diaspora sont connectées mondialement tandis que leurs propres réseaux se limitent à des réseaux francophones ou, disons, des réseaux d’Europe occidentale. Tout à coup, ils doivent reconnaître « l’autre » comme un égal, ou peut-être même comme ayant plus de connaissances, de compétences et d’expériences qu’eux·elles-mêmes.
JG : Aucune statue n’a donc été déboulonnée ni jetée à l’eau ?
NF : Les officiel·le·s français·e·s ne veulent même pas débattre au sujet des statues. Tout part de là. Je pense que la diaspora africaine en France a perdu son espoir et son énergie à cause des murs invisibles qui l’entourent. Je pense qu’un grand nombre a renoncé, qui pensent que rien ne bougera jamais, et certain·e·s d’entre eux·elles envisagent de partir en Allemagne, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, ou de retourner au pays de leurs parents ou grands-parents en Afrique. Certain·e·s sentent qu’ils n’ont pas d’avenir en France, leur pays, ce qui est terrible.
Il existe également une différence entre les Français·e·s venant des Caraïbes et les Français·e·s d’Afrique de deuxième génération. Ils·elles n’ont pas la même histoire. Ceux·elles qui ont des liens avec les Caraïbes ont des problèmes avec l’esclavage, tandis que ceux·elles qui ont des parents d’Afrique ont des problèmes avec la colonisation. Ce n’est pas un groupe unique qui dit : « Luttons ensemble. » Au Royaume-Uni, c’est ce qui est arrivé dans les années 1980. Mais ce n’est pas encore le cas en France.
Selon moi, l’éducation est la clé des changements. C’est pourquoi je consacre une grande partie de mon énergie à concevoir des stratégies, convaincre les ministères, les écoles et les universités à devenir des partenaires et à aller de l’avant avec un projet qui aille au-delà d’Africa2020. Si les gens parviennent à apprendre et à comprendre leur propre histoire et dans quelle mesure elle a toujours été reliée au reste du monde, les sociétés s’amélioreront.
Commissaire indépendante, critique d’art et consultante en ingénierie culturelle, N’Goné Fall est diplômée de l’École Spéciale d’Architecture de Paris. Elle a été directrice éditoriale de la revue d’art contemporain africain Revue Noire basée à Paris de 1994 à 2001. Fall est cofondatrice du collectif dakarois GawLab, une plateforme de recherche et de production d’art dans l’espace urbain et les technologies numériques appliquée à la création artistique. Elle a organisé de nombreuses expositions en Afrique, en Europe et aux États-Unis.
Julia Grosse et Yvette Mutumba sont cofondatrices et directrices artistiques de Contemporary And.
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