Cet article nous ouvre un regard sur les domaines divers du OFF du Dak'Art
La douzième édition de la Biennale de Dakar a été inaugurée par le président de la République Macky Sall, au Théâtre national Daniel Sorano le mardi 3 mai 2016. Si le haut patronage atteste une reconnaissance politique de la Biennale qui, selon le discours officiel, constitue un événement majeur pour l’Afrique, la foule qui se pressait dans le théâtre pour se précipiter ensuite dans l’ancien palais de Justice pour découvrir l’exposition internationale « Une cité dans un jour bleu » s’est tout aussi rapidement évanouie dans la capitale. Comment comprendre cette évanescence caractéristique des expositions internationales ? Que nous dit-elle sur les formes de collaborations engagées par ces événements artistiques qui offrent pourtant la possibilité de tisser des liens entre des réalités locales et des enjeux proprement globaux ? Il ne s’agit pas de réduire l’art à une fonction sociale et didactique mais d’interroger la portée politique engagée par des formes de collaborations élaborées à la fois dans le In et le Off. Reproduisent-elles des standards esthétiques et épistémologiques dans de nouveaux territoires où construisent-elles des expériences uniques en s’inscrivant précisément dans les contextes historiques et politiques des lieux dans lesquels elles se déroulent ?
Pour déplier ces questions nous avons conçu le texte comme une chronique qui conduit le lecteur à travers quelques évènements initiés dans le cadre de cette douzième édition.
L’artiste magicien
Dans sa proposition, le commissaire général, Simon Njami, définit l’artiste comme un « initié qui détient le pouvoir magique de l’enchantement ». L’artiste est ici présenté comme un magicien par lequel s’opèrerait le « réenchantement », car il « maîtrise[rait] les forces parallèles d’un monde invisible ». Cette figure romantique de l’artiste est ici réinterprétée en termes d’identité culturelle et nationale. Les cartels réduisent systématiquement l’identité de l’artiste à sa provenance africaine dont le parcours mais surtout le projet artistique est souvent bien plus complexe et polysémique que ne le laisse entendre une telle affiliation. Exposées dans l’ancien palais de Justice, réhabilité pour l’occasion, les œuvres entrent en résonance avec ce lieu, qui constitue néanmoins un cadre vidé de son histoire et de ses fonctions politiques. L’exposition apparaît ici comme une vitrine pour la scène internationale dans laquelle sont présentés des artistes affublés du label « africain ».
Des savoirs décolonisés ?
Initié sous l’impulsion du In mais de manière autonome, des évènements organisés en marge de la Biennale à Raw Material Company souhaitent précisément rompre avec cet a priori universaliste de l’art. Des expositions-performances de l’artiste Dan Persovschi questionnent par l’imbrication complexe de l’art, du politique et du marché. La série de conférences « Décoloniser le savoir – Les artistes parlent aux philosophes » organisée par Seloua Luste Boulbina et des artistes d’envergure internationale comme Kader Attia, Julien Creuzet, Jean-François Boclé, Héla Ammar, exposés dans le In, abordent des questions éminemment politiques qui visent à questionner les formes de domination à l’œuvre dans la production et la transmission de savoirs. Ces conférences initialement conçues et tenues au Collège international de philosophie à Paris sont ici déplacées dans un centre d’art contemporain à Dakar. Est-ce que ce déplacement géographique engage de nouvelles questions où sont-elles simplement reproduites dans un nouveau « décor » ? Permettent-elles d’initier des collaborations avec les interlocuteurs dont il est précisément question dans ce processus de décolonisation, ou déploient-elles un dialogue qui exclurait paradoxalement les acteurs de cette histoire, qui sont ici en l’occurrence les citoyens dakarois ?
Fabrique de lieux communs
Les projets développés par le centre d’art Kër Thiossane avaient pour objectif de construire des outils à la fois théoriques et pratiques à partir desquels créer des espaces collectifs, partageables. Les collaborations engagées par exemple dans le cadre du projet des Archives de la SICAP engagent un travail de recherche développé à partir de l’histoire du quartier dans lequel se trouve le centre d’art et mettent à nu les politiques urbaines, coloniales qui ont motivé sa création. Travailler sur ce quartier aujourd’hui permet d’observer concrètement le rêve d’une modernité « africaine » et ses impasses. Ces gigantesques immeubles qui triomphaient sur la ville sont aujourd’hui des armatures vacillantes tombées en désuétude. Le projet d’une société modèle ne fédère plus mais semble au contraire marquer le vide creusé par ces processus d’individualisation. Le travail sur et dans ce quartier montre qu’il est la trace d’une utopie et l’empreinte de sa fin. L’exposition publique de ces archives permet de partager cette histoire et de la réfléchir collectivement avec les usagers de ces vestiges surannés. Mais le projet va plus loin puisqu’il s’intéresse aussi aux détournements et aux réappropriations empiriques de ces espaces par-delà leurs symboles historiques, comme par exemple un projet de jardin collectif. Ce projet de collaboration initie des gestes à partir desquels repenser les héritages coloniaux pour répondre aux problématiques nouvelles de la société contemporaine.
Une transmission monadologique
Le dernier exemple que nous souhaitons partager concerne des journées d’études organisées à l’IFAN, dans l’université Cheikh Anta Diop, par Emmanuelle Chérel et Malick Ndiaye. Le projet s’inscrit dans une collaboration conçue sur le long terme entre l’IFAN et l’école des beaux-arts de Nantes. Il s’agit de « repenser l’enseignement de l’art comme un espace prospectif », d’imaginer des pratiques qui permettent de résister aux abstractions universelles imposées par le marché et qui sont souvent, et paradoxalement, brandies pour réhabiliter des valeurs historiquement condamnées comme la « négritude », l’« identité africaine », les savoirs endogènes, etc. Le projet vise à repenser l’enseignement de l’art en s’inscrivant dans la complexité et l’effervescence de pratiques qui ont agité et empêché l’institutionnalisation de ces gestes artistiques. Plusieurs générations d’artistes, des intellectuels et des étudiants participaient aux discussions et à la programmation artistique hétéroclite. L’écriture d’une histoire de l’art sénégalaise à laquelle travaillent les organisateurs est réalisée à partir des discussions, des frictions, des contradictions et de la diversité des formes de transmission engagées dans et par ces journées d’études. En ce sens, le format est unique et inexportable. Il se construit in situ grâce à sa forme ouverte et performative.
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Margareta von Oswald est anthropologue et poursuit actuellement son projet de thèse à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris et à la Humboldt-Universität de Berlin.
Anna Seiderer est docteur en esthétique, maître de conférences en art contemporain et anthropologie à l’université Paris 8, Saint-Denis, Vincennes.
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Ce travail a été soutenu par une bourse de Romanian National Authority for Scientific Research and Innovation, CNCS – UEFISCDI, project number PN-II-RU-TE-2014-4-2368.
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