L'apparition des médias numériques continue de déformer les modes relationnels entre les individus et les sociétés. Nous vivons dans un monde saturé de médias. Les méthodes de collecte, de production, de distribution et de génération d'informations ont radicalement changé. Il est donc urgent que les personnes impliquées dans l'interprétation des artefacts culturels — objets visuels, textes et performances — réfléchissent à de nouvelles perspectives. Enos Nyamor explore ici les visions du journalisme culturel au sein d’un monde hypermédiatisé.
Bien que nous fassions tous et toutes face, de temps à autre, à des tempêtes différentes, nous naviguons manifestement à bord du même bateau, celui du posthumanisme numérique. Plus que toute autre période documentée dans l’histoire de la civilisation humaine, l’infrastructure numérique est devenue le nerf central de la production et de la reproduction sociales. Par-delà les océans, les montagnes et les déserts, la conflagration numérique se répand comme un feu de forêt, consumant et modifiant tout ce qui ose se trouver sur son passage. Partout sont présentes les empreintes numériques : images, textes, sons, ou un assemblage de ces trois éléments.
La ruée vers le numérique a annoncé la création d’un monde virtuel sans frontières. Une nation dont la population ne cesse d’augmenter. Mais le passage radical du physique au virtuel a semé la confusion dans les systèmes traditionnels, conçus pour durer des milliers d’années, mais devenant aujourd’hui obsolètes. Avec l’approche néolibérale, des entrepreneur·ses industrieuses·x ont expérimenté des moyens de s’approprier le bien commun qu’est l’internet, et les autorités politiques ont réagi en adoptant des lois et des technologies de contrôle. Mais dans quelle mesure ces lois et ces contrôles sont-ils illusoires, dans quelle mesure ces approches sont-elles viables dans un monde de plus en plus cybernétique ?
Pourtant, en effet, le statu quo a toutes les raisons de rester vigilant, car le pouvoir n’est jamais aussi sûr qu’il prétend l’être. Les technologies numériques, par leur capacité à s’affranchir du contrôle, sont une forme de subversion, et diminuent l’omniprésence des dirigeant·es et leur aptitude à instiller la peur. Soudain, la vie quotidienne se trouve en concurrence avec les récits politiques. Le rôle des responsables politiques s’amenuise, tout comme leur emprise sur le type d’informations produites par les médias et sur les connaissances consommées par les masses. Cette forme de distribution non linéaire du savoir est ouvertement subversive et perturbe l’assemblage vertical du pouvoir — la valeur fondamentale de tout système bureaucratique.
Il en va de même de la transformation radicale du processus de diffusion de l’information. Au sein d’un contexte politique, il peut s’agir d’éléments de propagande essentiels pour encourager l’action et influencer le processus décisionnel. Toutes les franchises politiques, sans exception, prospèrent grâce à leur capacité de manipulation de l’information. Cependant, les nouveaux médias ont progressivement annoncé la mort de la centralisation du savoir, et donc la fin du contrôle politique par le quatrième pouvoir. Dans la pratique, cette évolution bouleverse le concept de médiatisation de la politique — notion centrale en matière de communication de masse et de presse traditionnelle.
La multiplication des plates-formes de diffusion de l’information et les possibilités d’assemblages locaux entraînent un recul constant de la médiatisation de la politique. L’essence du terme générique de » médiatisation « réside bien sûr dans la capacité des médias ou de la presse à façonner les récits politiques, et dans les ajustements consécutifs aux influences politiques. Mais l’émergence des assemblages horizontaux, ou, concrètement, la promesse d’assemblages horizontaux, pourrait disloquer la signification d’une plateforme politique universelle. Cette réorganisation présente la caractéristique essentielle d’un monde numérique protéiforme, où la connaissance est constamment produite et éliminée.
Bien que cela reste un sujet de contestation, les assemblages horizontaux sont appelés à prendre de l’importance et à être reliés à travers les infrastructures numériques. Les défis actuels que représentent les « fake news », par exemple, ne cessent d’évoluer. Derrière ces obstacles se cache une demande d’auto-organisation[i]. Les communautés sont appelées à produire et à reproduire constamment les structures sociales par la transcendance des systèmes orthodoxes. Ce futur auto-organisé, bien que volatile, conduirait à une nouvelle forme de médiatisation, qui est bien sûr celle de la culture et de la vie quotidienne.
Il est possible que la mise en place de tels systèmes nécessite un long processus, mais la médiatisation de la culture est une réaction presque naturelle à la multiplication des plateformes, ainsi qu’aux agences locales qui ne demandent pas l’intrusion d’un système administratif centralisé. Aujourd’hui encore, les réseaux sociaux, par exemple, sont devenus une source d’information pour les médias grand public. Voici un cas classique où la culture numérique approvisionne les médias en informations et où, en retour, ces derniers réagissent et adaptent leurs méthodes de collecte, de traitement et de distribution de l’information.
Mais, ensuite, les nouveaux médias fonctionnent selon des strates d’algorithmes, dont certains sont indépendants de l’action et des décisions humaines. Parce que les machines ou les algorithmes ont le pouvoir de décision, ils mettent en évidence un monde posthumaniste — un monde qui n’est pas uniquement fondé sur l’intellect humain mais aussi sur l’acceptation des » autres «. Dans ce cas, les autres peuvent inclure l’environnement, des créatures non humaines et même d’autres réalités[ii]. Il s’agit de réalités associées à la division du moi et à la reconnaissance du fait que les sens humains sont insuffisants et limités. Les cinq sens sont uniquement possibles pour les êtres humains, mais il peut exister d’autres façons de percevoir le monde. Et lorsqu’une telle perspective s’infiltre dans le récit universel, elle marque le début d’un monde posthumain.
Loin du poids de l’humanisme et du posthumanisme, la domination de la médiatisation de la culture dans la vie quotidienne peut naître du fait qu’elle est anodine sans se résoudre à l’être. En revanche, le concept de politiquement correct est inoffensif, mais chaque cas peut inspirer une spirale de suppositions, voire l’obscurcissement des sentiments et pensées véritables. Le climat politique actuel est révélateur des dangers de l’obscurcissement. Alors que les populations de certains pays du Nord se prononcent ouvertement contre le fondamentalisme, la popularité des partis conservateurs — dont les politiques sont isolationnistes et péjoratives — a augmenté.
Ainsi, le journalisme culturel, en tant que domaine, s’engage vers un avenir incertain et incohérent. Peut-être est-ce dû à l’imprévisibilité et au chaos que représentent les nouveaux médias. Le processus de restructuration restera précaire. Mais les sociétés se sont souvent auto-organisées. En fin de compte, il sera possible de produire et de reproduire des communautés virtuelles — des sociétés fondées sur la reconnaissance de soi fractionné. Et le journalisme culturel sera le moyen d’explorer l’idée de communautés satellites et virtuelles, du fait de son fondement critique sans prétention.
Dans un monde hypermédiatisé, l’idée de succomber à la vitesse numérique persiste. Les images, les textes et les sons inondent la conscience collective et individuelle. L’explosion massive de la reproduction de l’information a imposé un morcellement de l’attention. Les notifications constantes et les dispositifs et capteurs interconnectés submergent notre capacité d’attention individuelle. La principale crainte, pour les intellectuel·les comme pour les responsables de l’éducation, est que cette culture numérique entraîne un déclin de l’esprit critique, que la collision des informations affaiblisse le raisonnement. Toutefois, avec chaque nouvelle technologie de communication, de la presse imprimée à la télévision, en passant par la photographie et les émetteurs radio, la crainte d’une consommation excessive a toujours été présente. Avec toutes ses incertitudes, l’ère numérique ne fait pas exception.
Enos Nyamor est un auteur et journaliste de Nairobi, au Kenya. Il travaille comme journaliste culturel indépendant et, par sa formation en systèmes et technologies de l’information, qu’il a étudiée à la United States International University, il s’est intéressé aux nouveaux médias numériques.
Illustré par Sophie-Charlotte Opitz.
Cette interview a été initialement publiée sur schloss-post.com le 12 mars 2019.
Traduit par Gauthier Lesturgie.
[i] Michael Hardt et Antonio Negri, Assembly, OUP, 2017.
[ii] Rosi Braidotti, The Posthuman, Polity Press, 2013. [traduit en français chez Post-Éditions sous le titre Le Posthumainen 2016]
C& Editions est un programme d’éditions commandées spécifiquement et réalisées par des artistes. Le premier est Kapwani Kiwanga, qui traite de l’impact omniprésent des asymétries de pouvoir.
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