Contemporary And a rencontré l’artiste mozambicaine Euridice Kala avant son départ pour Dak’art 2016.
C& : Enfant, quelles étaient tes influences artistiques ?
Euridice Kala : Mon enfance a été le terrain pratique de mon activité actuelle. Bien qu’elle ne fût pas elle-même artiste, ma mère (Ana Arrone) m’a fait découvrir l’art. Elle m’apportait des textes à lire, elle me faisait écouter certaines choses : elle était ma référence en matière de goûts musicaux et dans le domaine visuel. Elle me racontait comment les jeunes avaient pu assouvir leur soif de culture, de musique et d’art au début de l’indépendance du Mozambique. Nous écoutions Bob Marley, Kool and the Gang, Freddy Mercury [de Queen], Prince et beaucoup d’autres. Elle parvenait à m’apporter tout un monde dans lequel je pouvais m’évader dès que le monde réel devenait trop rude ou trop fade. Et cette ouverture vers une langue et un espace transculturel a influencé la façon dont j’ai choisi de mener ma vie. Même si elle est décédée à la fin de mon adolescence, elle est parvenue à éveiller chez moi une curiosité insatiable. Elle était magique…
C& : Ton travail Will See You in December…Tomorrow raconte une conversation avec ton grand-père au sujet de ses souvenirs du Mozambique colonial. Quel effet cela a-t-il eu sur toi ? Et quel genre d’histoire veux-tu faire passer à travers les différents médias que tu utilises – de la photographie à la vidéo en passant par la performance ?
EK : Ma relation avec mon grand-père (Armando Arrone) fait partie de celles qui m’ont accompagnée au fil des années. Nous avons toujours été proches : ensemble, nous regardions des matchs de football, nous passions du temps dans son atelier de confection de tapis avec du bois, et il me racontait des histoires sur le Mozambique colonial. Je suis une enfant de la guerre, par procuration, née pendant une période très difficile pour tous les Mozambicains. La ville de Maputo était remplie de représentants de l’ONU et le pays était sur le point de devenir démocratique. J’ai hérité d’une ville et d’un pays qui furent créés sans se soucier des gens comme moi. Notre constitution et nos lois ont mis du temps à évoluer – comme la dépénalisation de l’homosexualité qui fut seulement adoptée en 2015. Ou les lois sur le viol qui permettent de décriminaliser l’agresseur s’il se marie avec la victime. Ou encore, et surtout, les développements récents concernant le droit familial qui, jusqu’à très récemment, était régi par l’église catholique. Ce sont des lois obsolètes, adoptées à l’époque coloniale, qui imprègnent encore mon quotidien de femme mozambicaine et qui me donne un bon aperçu de l’époque coloniale. Le travail Will See You in December…Tomorrow (WSYDt) reflète ces liens avec notre histoire coloniale et explore ce qu’inconsciemment nous nous sommes approprié ou avons adopté dans nos constructions nationales.
Dans une interview, on demandait à Samora Machel (le premier président du Mozambique indépendant) s’il pensait que le Front de libération du Mozambique et parti politique, le Frelimo, avait agi trop tôt. Sa réponse était qu’ils avaient saisi l’opportunité qui s’était présentée, mais je pense que les idéaux de Frelimo se sont perdus après l’indépendance. En conséquence, nous n’avons pas un très fort sentiment d’identité, et c’est peut-être la raison pour laquelle il y a si peu d’implication dans le domaine des arts et de la culture. Par ailleurs, le fait que le portugais devienne la langue officielle a réduit les chances de diversité dans de nombreux contextes institutionnels, ce qui se traduit par de la bureaucratie et de la démagogie.
Mon travail WSYDt met en avant plusieurs récits – par exemple, les relations avec l’Orient qui commencèrent aux XIe et XIIe siècles, lorsque des commerçants venus d’Inde et d’Indonésie apportaient des tissus (le capulana), des épices etc. L’appropriation de la langue portugaise et, avec celle-ci, d’un contexte académique largement occidental est devenue notre seule relation visible avec le reste du monde. Mon œuvre est une remise en question de ces influences coloniales.
Les histoires que je raconte remettent en question les archives de ces canons occidentaux – elles veulent intervenir dans ces archives, les élargir afin de construire de nouvelles articulations en rapport avec nos vies actuelles.
C& : Tu travailles non seulement comme artiste, mais également comme commissaire d’exposition et comme chercheuse, notamment pour la plateforme PAN!C. Quel est ton regard sur les collaborations et les réseaux dans le domaine culturel ?
EK : La création artistique est difficile partout, et particulièrement sur le continent africain. Mon premier réflexe est d’être artiste et de garder l’esprit libre autant que possible, mais lorsqu’on est une jeune femme noire venant d’Afrique (à l’exception peut-être de l’Afrique du Sud et du Nigeria), c’est vraiment très difficile. Au Mozambique, il n’existe pas de structures pour soutenir les artistes. C’est pour cette raison que je suis partie vivre en Afrique du Sud où j’ai accepté un poste au sein du réseau représentant les arts visuels en Afrique du Sud : le VANSA (Visual Arts Network of South Africa).
Ici, j’ai pu lancer des programmes, comme PAN!C, qui ont pour objectif de stimuler la production artistique et sa circulation à travers le continent. Par exemple, le Boda Boda Lounge – qui est un festival d’art vidéo – a joué un rôle-clé dans la création de plateformes d’intégration. J’ai appris que la diversité devenait possible lorsqu’il y a du partage et de la participation. J’en ai plus qu’assez de cette représentation homogénéisée de l’Afrique et de la culture africaine – de cette uniformité superficielle autour de l’usage d’un certain tissu (le capulana) pour les tendances de la mode, des cheveux naturels ou encore de l’afrobeat etc.
Le tissu capulana, par exemple, n’est pas originaire du continent ; il témoigne des tout premiers échanges interculturels. Et la musique est très différente du Caire à Cape Town, il y a des artistes avant-gardistes comme Luka Mukavel (du Mozambique) et des mouvements comme le pungwe. Grâce aux réseaux que nous avons pu créer, il y a de la circulation et des échanges culturels qui se produisent.
C& : Tu te considères comme féministe. En quoi ce positionnement influe sur ta pratique artistique ?
EK : Je suis maintenant féministe ; plus être plus précise, je suis une féministe noire du continent africain. Je veux dire par là qu’à Maputo, le féminisme peut avoir une connotation légèrement différente que dans d’autres contextes – ici, par exemple, les femmes qui ne se rasent pas ne le font pas par défi envers le patriarcat – c’est tout simplement un fait culturel.
Le Parlement mozambicain est composé à 40% de femmes provenant de différents partis et de différentes cultures, mais cela ne rend pas compte de l’intégration des femmes à des postes de pouvoir dans les autres secteurs. Mon féminisme se préoccupe de ces conditions difficiles qui, globalement, ont eu peu ou pas d’impact sur la vie des Mozambicaines.
C& : Que comptes-tu explorer cette année à Dak’art ?
EK : Mon installation Supõe Se a Verdade Fosse Uma Mulher_ E Porque Não? [Si la vérité était une femme – Et pourquoi pas ?] tisse des liens entre l’esclavage et l’époque coloniale, avec la présence d’éléments tels qu’une robe blanche de mariée et un mur blanc. Ce travail interroge le concept de blanchité, notamment à travers l’idée de pureté, en proposant un tableau des différentes ressources du continent qui sont de couleur blanche – l’ivoire, le coton, la poudre…
Il y est aussi question de l’époque actuelle, des combattants de la lutte africaine – à travers la construction du héros unique –, et du fait que les archives devraient mettre en valeur les noms d’autres personnes, de leurs épouses par exemple, et s’ouvrir à de nouveaux contenus pour nous permettre d’écrire nos propres histoires.
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Propos recueillis par Aïcha Diallo
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