En conversation avec la curatrice Tamar Garb

« Le passé est là pour nous aider à comprendre selon notre propre regard désireux… »

Notre auteur Gürsoy Dogtas s'entretient avec Tamar Garb, curatrice de l'exposition „Distance and Desire: Encounters with the African Archive“.

Zanele Muholi, Miss D’vine I, 2007. Courtesy The Walther Collection.

Zanele Muholi, Miss D’vine I, 2007. Courtesy The Walther Collection.

Gürsoy Dogtas : Lors de la semaine d’ouverture de la biennale de Venise, j’ai jeté un œil au pavillon belge qui avait pour commissaire d’exposition John Maxwell Coetzee, lauréat sud-africain du Prix Nobel de littérature. J’ai néanmoins remarqué que le rôle du commissaire d’exposition était en train d’évoluer (comme il continuera vraisemblablement à le faire). Certains commissaires se font aujourd’hui appeler « dramaturges ». Votre exposition, qui se décline en trois chapitres, rappelle également la répartition classique d’une pièce de théâtre en trois actes. Comment classeriez-vous votre pratique du commissaire ? L’image conjuguée de l’écrivain et du dramaturge est-elle, dans ce contexte, utile ?

Tamar Garb : Je suis devenue commissaire d’exposition en débutant comme historienne de l’art. Ma carrière m’a amené à réfléchir sur la spécificité (historique et matérielle) des objets d’art, mais aussi sur la relation qui pourrait exister entre les objets et la théorie ou la politique. Cependant en tant que commissaire d’exposition, je n’aime pas appliquer aux objets/images un concept théorique ou littéraire excessif avec lequel les objets doivent interagir. Et je pense que l’idée même du commissaire d’exposition comme dramaturge ou quelqu’un provenant d’une discipline telle que la littérature avec un cadre conceptuel très développé, peut être productif, mais cela peut égalementinduire que les objets (souvent peu manniables ou désobéissants) doivent être subsumés etsubordonnés à un cadre qui pourrait réduire leur spécificité et leur matérialité. Mais leurs spécificités risquent dès lors de se perdre. D’un autre côté, ce type d’approche peut parfois nous les faire entrevoir de manière étonnante et inattendue. Tout dépend de la subtilité et de la délicatesse de la réflexion.

D’après moi, je dirais que mon approche de commissaire d’exposition s’accompagne d’un dialogue entre différents éléments : considérer l’intégrité et la matérialité des objets en eux-mêmes ; par  la prise en compte de l’espace architectural et l’environnement physique que avec lesquelles je dois négocier, pour ensuite établir un ensemble théorique de questions ou d’une question majeure appropriée afin de mettre en oeuvre à partir de ce dialogue, cette relation entre les objets, les idées et les espaces. Donc pour revenir aux trois actes qui pourraient constituer une pièce de théâtre, ils sont à mes yeux un mauvais préambule, un mauvais départ. Le fait que nous ayons découpé le projet Distance and Desire en trois parties tient plutôt de la spécifité des trois espaces d’expositions, comme structure physique même pour l’installation. De là est survenu l’idée d’une exposition séquentielle se déroulant autour de trois parties thématiques, dans l’espace new yorkais qui s’est achevé (avec succès) à Burfalingen. Bien sûre nous avions dès le départ un fil conducteur suffisant pour monter un projet d’exposition, mais nous avons dû le penser à partir des trois espaces. Nous en sommes donc venu à l’idée d’une structure conceptuelle, qui permettrait de faire sens de par cette séparation entre ces différents espaces et qui, à la fois, les relirait thématiquement et conceptuellement, afin de les faire intéragir entre eux. C’est donc le caractère physique des objets, comme les questions conceptuelles que ces objets pouvaient soulever, qui a déterminé la façon dont les objets allaient s’organiser.

Gürsoy Dogtas : L’archive, l’atlas et l’album sont différentes techniques permettant l’organisation d’un grand nombre, voir même d’un nombre incalculable, d’images. Pour différencier l’atlas de l’archive, George Didi-Huberman, commissaire d’exposition de l’exposition Atlas, en a donné la description suivante : Alors que l’atlas utilise le montage pour relier les images les unes aux autres et donner lieu à des associations entre des choses qui, au préalable, ne présentaient pas d’analogie entre elles, l’archive consiste à arranger, disposer des choses en relation les unes aux autres, selon un ordre. L’archivage peut être alphabétique, chronologique ou encyclopédique, et suppose que l’on sache ce que l’on cherche. Pour Didi-Huberman, les implications politiques d’un atlas consistent à réaliser un montage qui libère l’image de ses propres stéréotypes. Comment définiriez vous, à votre tour, les implications politiques de l’archive?

Tamar Garb : Je pense que Didi-Huberman évoque là une distinction tout à fait intéressante, qui fonctionne sans aucun doute pour lui. Cependant je trouve que cette conceptualisation de l’archive n’est pas en adéquation avec notre projet d’exposition. Je comprends bien comment l’idée même d’archive comme un mécanisme de classement systématique, peut fonctionner conceptuellement et comment il pourrait être mis en pratique sur certains types d’objets. Mais je pense que cela ne parle pas suffisamment du potentiel de l’archive à entretenir le chaos et les résultantes irrationnelles de l’histoire.

L’idée traditionnelle de l’archive comme un mécanisme de rangement systématique et classificatoire est bien évidement un des aspects principals de l’archive. Nous avons tous à l’esprit des réceptacles d’objets, arrangés selon des principes de classifications précis, mais nous ne devons pas perdre de vue les limites et défauts de ce type de systématisations.

On peut penser l’archive comme une machine à ordonner, qui en réalité inscrirait du désordre, en raison des limites que rencontre la rationalisation de l’idée même de classification, ainsi que des erreurs, des faussés, des disparitions, des accidents de l’histoire qu’elle trahit. Et toutes sortes de choses qui peuvent affecter les archives rendent celle-ci parfois très peu fiable à appréhender en ces termes. Ainsi, parler de l’archive comme d’un principe systématique, encyclopédique et organisé de cette manière très rationnelle, c’est évoquer également son contraire, dans le sens où, même si elle adopte ce type de classification ou feind de le posséder, nous savons que les archives sont des lieux de stockage d’information présentant un certain nombre de défauts et dont le système de classification est parfois éronnés. En fait, elles ont souvent besoin d’être appréhendées à contre-pied, d’être interprétées aussi bien par rapport à leurs silences et omissions ou proscriptions, que pour les trésors qu’elles peuvent contenir. L’archive me fascine par son mécanisme d’ordre et de désordre: le défaut de l’archive, pour ainsi dire, ou de l’interprèter à contre-pied, de dévoiler ses significations involontaires ou réprimées, ou ainsi que de l’envisager comme symptomatique ou comme un réceptacle de sentiments qui échappe ou outrepasse ses impératifs documentaires et objectifs. Toutefois je m’intéresse aussi à « l’archive » en tant que catégorie aux capacités plus large, qui par exemple peut inclure l’accumulation de représentations passées tout en s’unissant autour d’évènement et de catégories.

Si nous arrivons à nous représenter des concepts complexes et des constructions, de façon cohérente, c’est parce que divers objets, matérialités et représentations, au fil du temps, s’unissent autour d’une catégorie ou bien définissent et même reconstruisent une catégorie. En observant de plus près une accumulation apparemment informe d’idées, de représentations, d’objets et d’images, cette dernière peut s’apparenter alors comme une sorte d’archive. Cela signifie qu’ils ne sont pas limités à une forme de classification systématique nécessitant d’être stockés à un endroit spécifique, mais suggèrent plutôt une accumulation plus informe, néanmoins cohérente, d’associations et de concepts qui sont matériellement communicables et spécifiques à l’objet. On peut considérer les discours comme s’accumulant et participant, au fil du temps, à en construire des catégories. Cependant là où le « discours »  est intimement lié au langage et au texte, l’archive, elle, présuppose alors une histoire matérielle, consignant à la fois les débris et les récits de l’histoire. C’est à dire lié à l’objet. Je considère donc « l’archive africaine » comme ayant été formée historiquement et matériellement, au travers d’une accumulation d’images/idées qui sont matériellement intégrées, et non pas virtuelles. Quand nous pensons aux archives, nous les entrevoyons comme des collections de choses: de lettres, de photographies, de gravures, de documents, d’images, de peintures, toutes sortes d’objets; et cela nous donne l’impression que l’histoire s’est formée à partir de résidus matériels laissés au gré du vent. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils seraient en marge du texte, ils sont naturellement nombreux à être empreints /saturés de texte, et nous les comprenons tous par l’intermédiaire du langage, alors que l’idée d’archive nous aide à penser l’histoire sous une forme matérielle. Et pour ce qui est des photographies, lorsque vous regardez des photos ou des représentations, l’idée de l’atlas n’est, à mon avis, pas suffisante. J’aime l’idée de l’atlas comme étant un montage qui contiendrait cette dimension politique libératrice, mais cela ne prendrait pas véritablement en compte la qualité temporelle de l’archive, qui nous transmet une idée de l’historicité des objets et des matériaux, comme du passé. Tandis que l’atlas semble plus spatiale, évoquant davantage une série de négociations survenues de façon synchronisée, plutôt qu’à la manière d’une réserve de mémoire et d’expériences historiques.

D’un autre côté, l’album soulève d’autres questions et peut être utilisé spécifiquement ou vaguement, comme l’a fait Santu Mofokeng dans son projet Black Photo Album, Look at Me , avec cette idée que l’album puisse structurer un projet de recherche et une collection de photographies sans pour autant représenter un album physique. Tous ces concepts peuvent être renouvelés et réutilisés indéfiniment. La manière dont nous avons utilisé le mot « archive » est relativement ouverte.

D’une part on pourrait dire que la collection Walther constitue une archive, rassemblant et créant un ensemble d’objets cohérents qui évoquent les préférences et le goût d’un collectionneur privé.

Pour autant nous la considérons dans un sens beaucoup plus large, au terme duquel ce regroupement d’objets et d’images renvoient à une conceptualisation plus générale, vaste, de comment l’africanéité est comprise et englobée dans des objets et des images (d’anciens clichés ou d’albums photos, des livres, des cartes de visites ou bien cartes postales) et a ainsi acquit un certain type de signification au fil du temps.

C’est cette large construction de « l’Afrique » communiquée dans les représentations passées, qui demeure une source d’inspiration pour de nombreuses oeuvres contemporaines africaines comme pour sa diaspora, établissant un dialogue productif entre politiques et poétiques du présent comme du passé.

Dogtas : Dans la seconde partie de l’exposition Contemporary Reconfigurations (reconfigurations contemporaines), vous montrez la série From Here I Saw What Happened and I Cried de l’artiste Carrie Mae Weems. L’artiste s’approprie les photos de Louis Agassiz, chercheur helvético-américain en sciences naturelles, réalisées autour de 1850 et avec lesquelles il tentait de prouver l’infériorité des Africains. Des oeuvres d’autres artistes utilisent la parodie ou la reconstitution. Dans ce type de travail, des formes possibles du passé se négocient par la « répétition » et non, comme habituellement, par des possibles formes du futur, dont traitent autrement les utopies. Cette répétition semble être motivée par le désir (terme issu du titre de votre exposition). Comment l’historiographie est-elle altérée lorsque le désir entre en ligne de compte ?

Tamar Garb : Commençons tout d’abord par cette idée de répétition, nous reviendrons ensuite au désir et à l’historiographie. Je pense que vous avez raison d’attirer l’attention sur l’utilisation de la reconstitution, de la répétition, du détournement [2] par de nombreux artistes contemporains ; cela nous permet de réfléchir à la manière dont le passé est refait, et d’une certaine façon ré-imaginé , en imitant ou en reproduisant formes, conventions et protocoles précédents afin de marquer la différence entre la répétition de quelque chose et l’original supposé. Je pense que la répétition et la réitération, l’imitation, la reconstitution permettent aux artistes de gérer le côté à la fois très problématique, douloureux et contrarié de « l’archive ». J’utilise ce mot dans son sens le plus large afin de transmettre une série de représentations renvoyant à une notion « d’africanité » localisée dans l’hyper-visibilité du corps africain. Cette image provient de l’histoire extrêmement douloureuse du colonialisme, de l’esclavage et de l’Apartheid, et explique que les artistes disposent aujourd’hui d’un volume colossal de ressources d’images d’archive et d’objets, avec lesquelles ils se sentent très ambivalents.

Ces mêmes objets, dont bons nombres semblent préserver, adhérer et participer à l’ancienne objectivation et servitude des populations, soutiennent encore aujourd’hui des comportements racistes et dévoilent une plaie qui est encore ouverte. La question que les artistes se posent donc aujourd’hui est: comment se positionne-t-on par rapport à ces reliques surdéterminées et comment les manipuler? Carrie Mae Weems les récupère, se les réapproprie pour leur redonner leurs significations.

Pour en venir à la notion de désir et d’historiographie, je suis fermement convaincue que l’histoire, quelle qu’elle soit, est écrite comme une histoire du présent. Je ne crois pas une seconde que ce que nous faisons revienne à élaborer un compte-rendu du passé qui aura la longévité nécessaire pour ne jamais changer. Le désir fait partie intégrante du projet historique, en ce sens que nous essayons perpétuellement de comprendre la place que nous occupons dans le monde, en passant, par exemple, par les récits historiques. Cela ne veut pas dire que je pense que l’histoire n’est que fiction, je n’irai pas jusqu’à dire que toutes les formes d’écriture historiques sont purement fictives,mais il y a toujours une prudente négociation qui s’opère entre le désir de l’historien et les matériaux, faits et objets immuables du passé par rapport auxquelles nous mesurons nos désirs et fantasmes.

C’est pourquoi, il me semble que l’écriture historique consiste à négocier avec le désir qui, en accordant un peu de sérieux à notre psychanalyse, produit continuellement une forme de décalage, et cela ne va donc jamais produire une forme de résolution qui nous donnera le sentiment d’avoir cerné et compris le passé. Le passé est là pour nous aider à comprendre, selon notre propre regard désireux, mais demeure toujours une négociation. Et je pense que cela est tout autant valable pour l’organisation d’une exposition, que ça l’est dans l’Écrire de l’histoire.

[1] NdT, en français dans le texte

[2] NdT, en français dans le texte

 

Tamar Garb est commissaire de l’exposition « Distance and Desire: Encounters with the African Archive »  et professeur émérite de Durning Lawrence dans la section d’histoire de l’art de l’Université UCL de Londres. Ses sujets de recherche se sont concentrés sur les questions de genre et sexualité, la femme en tant qu’artiste et le corps dans l’art français du dix-neuvième et du début du vingtième siècle. Elle a par ailleurs consacré à ces thèmes de nombreux ouvrages.

Gürsoy Dogtas est artiste plasticien, commissaire d’exposition indépendant et auteur, et éditeur depuis 2006 de la revue d’art Matt Magazine. Il fait partie du post-graduate programme « Assemblies and Participation: Urban Publics and Performance » de l’Universite Hafen City à Hambourg.

 

Distance and Desire: Encounters with the African ArchiveThe Walther Collection, Neu-Ulm, Allemagne, 9 juin 2013 – 17 mai 2015.

Traduit de l’anglais par Mélanie Chanat et Elsa Guily.

 

 

 

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