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Serine Ahefa Mekoun plonge dans les sagesses et le bien-fondé des œuvres d’art

Notre autrice met le focus sur des perspectives artistiques inspirantes de la documenta qui s’est déroulée du 8 juin au 25 septembre 2022 à Kassel, en Allemagne.

Untitled photograph-Old Benoni Location (circa 1950), Torrance Ngilima as part of Eja radini (2019), Madeyoulook.

Untitled photograph-Old Benoni Location (circa 1950), Torrance Ngilima as part of Eja radini (2019), Madeyoulook.

By Serine Ahefa Mekoun

Lorsque l’on efface certains aspects d’une image ou d’un récit, qu’est-ce qui est laissé dans le cadre et qu’est ce qui est mis en dehors ? Quels types de récits dérivent alors de l’isolement de ces parties ? A cause des débats houleux autour des accusations d’images antisémites exposées à la documenta de cette année, de nombreuses œuvres d’art et perspectives critiques, sources de discussions et de contre-récits prometteurs, ont été à peine remarquées. La documenta terminée, ce texte fait le point sur certaines de ces œuvres exposées à Kassel.

Pour la postérité et dans un esprit de lumbung* s’impose alors la nécessité de séparer le bon grain de l’ivraie et de plonger sans perdre plus de temps dans les sagesses et le bien-fondé des idées et projets portés par tous ces artistes et, en particulier, ceux du continent africain. Car à Lumbung I (documenta 15)*, il y avait aussi et surtout Ubuntu (Afrique du Sud), Mkhazen (Algérie), Maaya (Mali), (Letsema (Lesotho), Bulungi Bwa’nsi (Ouganda)… Toutes ces appellations cousines du lumbung* qui témoignent du long et riche héritage artistique et social sur le continent africain, dans le cadre duquel les membres d’une communauté s’entraident via la mise en commun de ressources pour entreprendre des projets dans l’éducation, la construction ou l’agriculture… D’Alger à Johannesburg en passant par Bamako, ces philosophies de vie millénaires ont pu être incarnées et activées durant toute la période de la rencontre par une quinzaine de collectifs et artistes en résonance avec d’autres communautés à l’international (lumbung-interlokal*), qui ont façonné leurs pratiques artistiques et ekosistems* sur ces mécanismes solidaires

The Nest Collective. Installation view at documenta fifteen. Photo: Serine Mekoun

 

Art for real life, une connexion avec de grands enjeux politiques nationaux
De nombreux artistes utilisent un langage artistique pour faire écho aux luttes nationales qui font l’actualité et dénoncer ou faire avancer de grandes questions de souveraineté foncière et environnementales. Les formes pour faire passer le message ont pris une tournure tout aussi poétique qu’architecturale, notamment avec The Nest collective (Kenya) et son installation de ballots de vêtements usagés (Return to Sender). Il renvoie directement aux négociations qui ont lieu depuis plusieurs années entre les États-Unis et cinq pays d’Afrique de l’Est (Kenya, Ouganda, Tanzanie, Burundi et Rwanda), unis autour d’un plan commun d’interdiction d’importer des déchets de l’industrie textile, déguisés en vêtements de seconde main (mitumbas).

Madeyoulook. Installation view at documenta fifteen. Photo: Serine Mekoun

De la même manière, Madeyoulook (Afrique du Sud) offre avec une installation sonore (Mafolofolo) et des workshops autour du travail de la terre, une connexion des plus sensibles aux luttes concernant la redistribution des terres aux peuples noirs, victimes du Land Act de 1913 qui a légitimé l’accaparement des terres durant l’apartheid, jusqu’à aujourd’hui. En parallèle, les activités réalisées par Keleketla Library dans le cadre de Skaftien, un projet de défense patrimoniale à Johannesburg, montrent comment les données recueillies dans le cadre d’une recherche artistique peuvent être activement réutilisées dans des stratégies diplomatiques. Ici, à travers la rénovation du Drill Hall, une caserne militaire construite en 1904 et utilisée comme tribunal pendant les procès contre 156 militants anti-apartheid jugés pour trahison, dans le but de faire pression sur différents acteurs gouvernementaux en Afrique du Sud pour créer un centre d’arts et de culture.

ARAC. Installation view at documenta fifteen. Photo: Serine Mekoun

 

L’art comme lieu de mise en pratique de la connaissance pour tou·te·s
À côté de la série de livrets de Schoolbook project du réseau panafricain ARAC qui pratique l’éducation par l’art dans une perspective décoloniale, se trouve aussi la version hors les murs d’El Warcha (Tunisie) et Wakaliga (Ouganda), qui valorisent l’action et l’art du « Do It Yourself ». Lieu par excellence de recherche de méthodes pédagogiques axées sur la pratique, le studio de design collaboratif El Warcha invite au travers d’ateliers de construction itinérants à sortir du rôle du consommateur ou du spectateur pour créer des prototypes de constructions basés sur le recyclage de matériel et transformer les usages de meubles.

Wakaliga, Screenshot. Installation view at documenta fifteen. Photo: Serine Mekoun

Dans un même esprit organique, les films d’action du studio de cinéma Wakaliga situé dans un bidonville de Kampala révèlent un écosystème cinématographique dans lequel les films sont joués par et pour le quartier. Il s’agit de dénoncer en divertissant pour sensibiliser des générations entières au rôle du jeu et du sarcasme : les films dépeignent la violence d’un réalité sociale méprisée et dénoncent les exactions d’un régime politique aliénant.

Archives des femmes en Algérie. Installation view at documenta fifteen. Photo: Serine Mekoun

 

Les archives comme outils poétiques de transmission des luttes
Les plateformes de diffusion populaires telles que les archives numériques libres de droits, les stations de radio alternatives ou les cinémas clandestins restent des moyens de transmission essentiels parmi le magma de consciences censurées ou anesthésiées par une culture des médias propagandiste qui conduit à la désinformation. Tisser des liens intergénérationnels au travers d’un passé féministe oublié, telle est la mission des Archives des luttes des femmes en Algérie qui, sur sa plateforme numérique libre d’accès depuis 2019, rassemble des archives sur les mobilisations des femmes pour l’émancipation et l’égalité des droits à travers l’histoire de l’Algérie contemporaine. Le 18, espace culturel multidisciplinaire basé à Marrakech, assure une mission de décolonisation par l’image via, entre autres, la restauration et la diffusion d’archives cinématographiques.

SiWa Art plateforme. Installation view at documenta fifteen. Photo: Serine Mekoun

Depuis la Tunisie, Siwa Plateforme rend audible des histoires décentralisées via l’archivage sonore de Redeyef et ses habitants, ancienne base minière coloniale d’exploitation de phosphate transformée en laboratoire d’expérimentations artistiques. La technologie sans fil comme moyen de diffusion dans des contextes révolutionnaires connaît aussi une longue tradition en Afrique du Sud et sa station radio emblématique Chimurenga qui, dans un souci de diffusion panafricaine, a mis à disposition des ressources audio des mouvements de libération anticoloniaux via un réseau de stations radio amies.

Wajukuu. Installation view at documenta fifteen. Photo: Serine Mekoun

 

L’art et la culture locale comme instruments de régulation sociale et économique
Nombreux sont les pays du continent africain aux économies précaires à avoir mis des concepts humanistes à la base de leur modèle d’entrepreneuriat culturel et de développement local. En privilégiant la relation entre l’individu et la communauté, ces systèmes font partie intégrante des mécanismes endogènes de prévention de conflit et de régulation sociale. Exemple avec Wajukuu Art Project, collectif d’artistes Kenyan, dont le nom en swahili traduit la responsabilité des anciennes générations à prendre soin des suivantes. Wajukuu utilise l’art et les revenus qu’il génère pour sortir la jeunesse de la criminalité.

Waza Art. Installation view at documenta fifteen. Photo: Serine Mekoun

Dans la même veine d’intelligence situationnelle et via une présentation généreuse d’actes et objets symboliques (marionnettes, vêtements traditionnels, performances, etc.), la Fondation Festival sur le Niger offre une introduction aux valeurs du Maaya et aux fondements des communautés Kôrêdugaw, sociétés initiatiques du Mali gardiennes des rites de sagesse et garantes de la transmission des savoirs aux générations suivantes. Enfin, le Centre d’art Waza (RDC) repense la question du tourisme et les façons de l’intégrer dans la préservation du patrimoine artisanal des villages traditionnels de la province de Lualaba via un réseau d’écomusées destinés à stimuler l’implication sociale autour de la création artistique.

Keleketla Library! Skaftien. Courtesy of the artist.

Dans un esprit de convergence des luttes se dessine une opportunité inédite pour tous de mieux comprendre comment de nouveaux modèles de production culturelle et artistique durables peuvent s’articuler et continuer de se déployer dans des futurs africains et au-delà. Pratiquer et non contempler, d’abord en puisant dans l’ingéniosité qui réside dans des pratiques de résilience développées à partir d’histoires violentées et de contextes socio-politiques instables. Ensuite, et surtout, dans un désir de s’émanciper des systèmes de dépendance financière à des réseaux de diplomatie culturelle occidentaux qui régissent encore trop les écosystèmes artistiques du continent africain et plus largement du Sud Global.

Lumbung I, ce fut aussi un voyage nécessaire pour connecter différentes générations et communautés de pratiques intracontinentales et diasporiques qui, soumises à la tyrannie des frontières, peinent autrement à se rencontrer. Un espace-temps fait d’intenses échanges et de consolidation de pratiques artistiques qui tirent aussi leur force et poésie dans l’amusement et le plaisir d’être ensemble.

De façon pragmatique et non moins poétique, tous ces collectifs ont permis de repenser le « pourquoi du comment » de l’art : quel est son rôle dans la vie réelle, à qui s’adresse-t-il et comment le transmettre en assurant sa viabilité dans des environnements précaires, voire hostiles ?

 

Serine Ahefa Mekoun est une journaliste multimédia, écrivaine et productrice vivant entre Bruxelles et l’Afrique de l’Ouest. Née au seuil des générations Y et Z, elle s’intéresse à tous les espaces où peuvent germer différents devenirs. En particulier, elle écrit sur les communautés créatives et comment elles activent le changement social dans les contextes postcoloniaux.

 

Glossaire de Lumbung :
* Le lumbung (terme indonésien désignant une grange à riz communale), en tant que modèle artistique et économique, est ancré dans des principes tels que la collectivité, le partage des ressources communales et l’allocation égale.

* Lumbung I est le nom donné à la documenta 15 par le collectif indonésien ruangrupa et les participants internationaux, en tant que première édition de la pratique du lumbung en Europe (de juin à septembre 2022 à Kassel en Allemagne).

* ekosistem : un écosystème de groupes et de personnes travaillant ensemble, connectés ou dépendants les uns des autres.

 

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