En conversation avec Kemang Wa Lehulere

« Je suis en construction constante, toujours en train d’essayer de comprendre ma pratique de l’art »

Réputé pour ses performances implication le corps, ses dessins muraux, et ses collaborations artistiques, l'artiste Kemang Wa Lehulere fait part d'une nouvelle generation de créateurs, critique et engagée.

Kemang Wa Lehulere, 'Remembering the Future of a Hole as a Verb 1' (Installation/Performance at Kwazulu Natal Society of Arts, Durban, 2010), chalk on black acrylic paint, nails, plastic string, soil, afro-combs, red velvet pillows. Courtesy: the artist and Lombard Freid Gallery.

Kemang Wa Lehulere, 'Remembering the Future of a Hole as a Verb 1' (Installation/Performance at Kwazulu Natal Society of Arts, Durban, 2010), chalk on black acrylic paint, nails, plastic string, soil, afro-combs, red velvet pillows. Courtesy: the artist and Lombard Freid Gallery.

 

C& : Vous n’avez pas commencé à travailler en tant qu’artiste mais en tant qu’acteur, et ce dès votre plus jeune âge. Quel genre de travail avez-vous fait ?

Kemang Wa Lehulere : J’ai gagné de l’argent pour la première fois en tant que modèle pour une revue de vêtements d’enfants. Plus tard, un agent de casting m’a décroché des petits rôles à la TV, le premier dans le film « Cape of Good Hope 2 ». Et puis j’ai joué dans de nombreuses autres séries où j’avais des rôles très marginaux. « Azure » est le dernier film de fiction dans lequel j’ai tourné ; il a reçu un prix en France d’après ce que j’ai entendu dire mais je ne sais pas si c’est vrai, d’autant plus que je n’ai jamais vu la version finale du film. J’ai joué pour la dernière fois dans un film documentaire que j’ai présenté en 2007.

C& : Pourquoi êtes-vous passé du travail d’acteur à celui d’artiste?

Wa Lehulere : Et bien, premièrement parce que j’étais frustré par le genre de rôles qu’on me proposait mais aussi parce que je n’étais pas « autorisé » à en jouer d’autres car je n’étais pas « crédible » en tant que personne noire à l’écran. Deuxièmement, le changement s’est produit lorsque je n’ai pas réussi à passer les examens pour entrer au lycée. J’avais été sélectionné pour jouer dans une pièce de théâtre qui faisait une tournée au Canada mais comme j’avais raté mes examens, ma tante ne m’a pas laissé partir. Je m’intéressais plus à l’art dramatique qu’à mes études.

C& : Donc la raison pour laquelle vous n’êtes pas acteur aujourd’hui est d’ordre politique?

Wa Lehulere : Oui, en partie, mais il y a aussi des raisons personnelles et familiales pour lesquelles j’éprouve une certaine gratitude aujourd’hui car j’ai appris beaucoup sur moi-même et sur les attentes sociales sud africaines quand il s’agit de la politique du corps. Après le lycée, j’ai suivi un cours d’introduction au cinéma et à la télévision, et j’ai ensuite travaillé pour une société de production où j’ai appris le métier sur le tas, comme on dit. J’ai fait du travail de recherche et d’écriture, j’ai été assistant son et lumière et lors de l’avant-dernier projet pour lequel j’étais derrière les coulisses, j’ai assisté le metteur en scène.

C& : Mais vous êtes resté derrière les coulisses, vous avez travaillé dans plusieurs domaines mais toujours derrière la caméra, c’est bien cela ? Est-ce que vous étiez encore actif dans ce cadre lorsque vous avez commencé à travailler en tant qu’artiste ?

Wa Lehulere : Oui, je faisais déjà de l’art à ce moment-là mais je ne l’exposais pas vraiment. C’est aussi à cette époque que j’ai co-fondé Gugulective, ce qui m’a permis d’apprendre une autre sorte de discipline et une façon différente de voir les choses. Mais j’ai ensuite arrêté de travailler pour la télévision afin de me concentrer sur mon propre travail et de continuer à me former. J’ai commencé à lire énormément pendant cette période.

C& : Quand vous êtes passé du monde de la scène à celui de l’art, étiez-vous déjà en contact avec le monde artistique?

Wa Lehulere : En fait, j’ai vraiment arrêté de « jouer » au lycée même si je figurais dans un court métrage que nous avons tourné dans le cadre du cours d’introduction au cinéma et à la télévision à la Community Video Education Trust (CVET). Peu de temps après, j’ai commencé à travailler au Community Arts Project (CAP) qui a par la suite changé son nom en Arts and Media Access Centre et c’est là que j’ai vraiment commencé à créer un réseau d’artistes et d’amis issus de divers domaines artistiques.

C& : En 2006, vous avez fondé le collectif Gugulective dirigé par des artistes. Quelle était votre motivation?

Wa Lehulere : Je suis en fait co-fondateur de Gugulective avec Unathi Sigenu et Themba Tsotsi. Nous avons développé cette idée de manière informelle lors d’un workshop et pendant plusieurs nuits passées à jouer aux échecs en écoutant du jazz et du hip-hop. Nous ressentions l’envie de lancer quelque chose à cette époque. Nous avions de l’intérêt pour un certain nombre de choses, envie de collaborer et de créer une maison artistique près de chez nous, de nous pencher sur la géopolitique de Cape Town et de l’Afrique du Sud dans son ensemble, nous voulions créer un espace pour des artistes issus de tous les horizons afin qu’ils se rencontrent, discutent et partagent leurs connaissances, qu’ils y montrent des films, fassent de la musique live et fassent de cet espace un site de contestation, et la liste est encore longue.

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C& : Vous travaillez avec une variété de médias, la peinture, la vidéo, l’installation et l’art de la performance live. Est-ce que votre expérience d’acteur facilite un accès plus naturel à la performance ?

Wa Lehulere : La pratique que j’en fais est en rapport direct avec les diverses expériences que j’ai eues dans ma vie en travaillant dans des domaines différents avec des gens différents. Je continue à faire de la performance car cela me fait vraiment peur. En fait, j’espère ne jamais m’y habituer car je n’aurais alors plus de raison de poursuivre.

C& : Ne se sent-on pas plus « libre » en tant qu’artiste lors d’une performance qu’en tant qu’acteur qui doit suivre le scénario ?

Wa Lehulere : La liberté est quelque chose de relatif. C’est une question délicate en fait car je pense qu’on ne peut pas répondre par oui ou par non. Il y a un scénario à suivre en tant qu’acteur, oui, mais pas toujours. J’ai fait du travail d’improvisation au théâtre. Mais dans mes propres performances, je fais aussi de l’improvisation car je ne les répète quasiment jamais. Il y a aussi une différence entre le fait de travailler seul et de collaborer avec d’autres – le travail en groupe est plus dur mais en général plus stimulant. En réfléchissant à mon travail, j’ai eu l’idée de remettre en scène une pièce de théâtre de mon frère aîné Ithumeleng Wa Lehulere. Quelque 10 ans après la première de la pièce, j’ai réécrit une version de mémoire. La pièce était la représentation d’une répétition et la première a coïncidé avec l’ouverture du Center for Historical Reenactments en 2010. Ce travail est né pendant les semaines et même les mois passés à observer la façon dont de nombreuses pièces se développent dans les studios de répétition et vient aussi de ma curiosité pour le processus de création et d’édition simultanées.

C& : Vous travaillez avec de la craie pour produire de grandes peintures murales. D’une certaine façon, l’art de la performance et la craie constituent deux splendides outils pour produire des œuvres physiquement instables.

 Wa Lehulere : Oui, il s’agit de deux médias éphémères. J’aime ce caractère éphémère.

C& : Vous avez réalisé une peinture murale à la craie pour le **show collectif « The Ungovernables » au New Museum l’année passée. Il était intéressant de voir les différentes façons dont tous les artistes participants ont appréhendé la relation complexe qu’ils entretiennent avec l’Histoire dans un contexte socio-politique donné.

Wa Lehulere : La chose qui est ressortie du groupe ou le sentiment qui revenait souvent était le fardeau de l’Histoire. Comme James Joyce le disait « **l’histoire est une cauchemar dont j’essaie de m’éveiller. »

C& : Avez-vous jamais pensé à faire de la politique?

Wa Lehulere : C’est une question délicate. Mon oncle, Oupa Lehulere, travaille dans ce domaine et il m’a donné beaucoup de leçons sur l’aspect malsain de la politique, donc ma réponse serait un non catégorique.  Pour faire de la politique, il faut en accepter les règles et nombre d’entre elles sont des clauses imprimées en petits caractères et parfois même implicites. Mon ami Athi Joja plaisantait un jour en disant que les artistes qui font de la politique finissent toujours à droite. Certains font ce qu’on appelle de l’art politique. Je n’en suis pas tout à fait convaincu. Même si mes oeuvres traitent parfois de contenus politiques, je ne sais pas si c’est de la politique pour autant. En outre, je ne suis pas certain de ce que je pense de ce genre d’œuvres – surtout quand elles font l’objet de ventes.

C& : Est-il possible de faire disparaître vos craintes au sujet de la production d’oeuvres politiques destinées à être vendues ? Une façon pour vous de travailler différemment?  

Wa Lehulere : J’aimerais créer un espace où je puisse faire de l’art de façon politique. Mais encore une fois, il n’y a pas de recette miracle. Je suis en construction constante, toujours en train d’essayer de comprendre ma pratique de l’art ainsi que le monde qui m’entoure, tant au niveau littéral que métaphorique.

Kemang Wa Lehulere, en 1984 à Cap Town, il vit et travaille à Johannesburg.

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Kemang Wa Lehulere.  Sleep is for the Gifted, 18 Avril  – 25 Mai 2013, Lombard Freid Gallery, New York, lombardfreid.com

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Propos recueillis par Julia Grosse

 

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