Avec le modèle du pavillon national, la Biennale de Venise fait passer le provincialisme pour de la mondialité. Et ce sont les artistes du Sud global qui en paient le prix.
La mondialité a toujours été vivace à la Biennale de Venise. Bien avant que le « nationalisme méthodologique » ne soit une préoccupation, la Biennale de Venise a consolidé l’idée de l’État-nation comme unité par défaut de l’encadrement de la pratique artistique, tout en cultivant un sens de la mondialité qui courtise l’illusoire et l’invraisemblable. Un peu moins de la moitié des pays du monde y participent régulièrement et ceux qui ont dû faire une demande de visa ne peuvent que se moquer de l’idée que les pavillons nationaux compliquent les concepts de frontières et de citoyenneté contemporaines. « Compliqué » et « demande de visa » sont presque synonymes dans les schémas contemporains de déplacements humains, alors que l’Europe et les États-Unis résistent à la provincialisation mais monopolisent systématiquement la mondialité. Tels des sismographes de la production artistique mondiale, les pavillons nationaux de Venise ne sont plus adaptés aux objectifs. Au même titre que des échanges de pavillons (France-Allemagne en 2013), des reprises (l’Estonie reprenant le Pavillon hollandais en 2022) et des excavations littérales d’histoires nationales (l’Allemagne en 1993 et 2022), des critiques insipides de nationalisme reviennent immanquablement étoffer les statements curatoriaux des pavillons permanents tous les deux ans. Le chemin long et cahoteux menant de nombreux autres pavillons à Venise laisse froids les critiques occidentaux qui ne prennent souvent pas la peine de les visiter (les premières critiques de la 59e édition du Guardian, du New York Times, Artnet et Artnews mentionnent à peine les pavillons hors des Giardini). Soit, le Pavillon Sámi conjoint de la Suède, de la Norvège et de la Finlande peut être vu comme un petit pas vers une dénationalisation de la Biennale. Néanmoins, la récupération du pavillon de la Namibie, le soutien spécial au Pavillon ukrainien, le récit de la « première femme noire à Venise » au Pavillon américain et le processus de sélection biaisé du Pavillon portugais illustrent certains mécontentements à l’égard du modèle de participation nationale marqué par les inégalités de financement des pavillons, la volatilité de la géopolitique, l’instrumentalisation de la diplomatie culturelle et les critères de sélections nationaux largement disparates. Le caractère officiel de la diplomatie qu’évoque la Biennale occulte souvent le rôle essentiel que joue le financement privé dans cet événement. Bien que souvent comparée aux Jeux olympiques, la Biennale de Venise invoque des raisons qui imitent de plus en plus celles du Forum économique de Davos. À titre d’exemple, un Italien diplômé en sciences cognitive ayant des relations a trouvé des appuis et obtenu l’approbation du gouvernement de Namibie pour présenter de simples sculptures en fil de fer et en pierre pour le pavillon inaugural de Namibie. Il a fallu une lettre ouverte détaillant les thématiques conceptuelles problématiques, la contribution artistique inadaptée et la déconnexion flagrante de la scène de l’art contemporain du pays pour obtenir le retrait du pavillon. Fait notable, la lettre a aussi mis en lumière que de tels cas n’ont rien de nouveau. En 2013 et 2015, le Pavillon kenyan a été organisé par un duo italien douteux qui avait essentiellement présenté des artistes chinois et italiens. En 2015, le Kenya s’est retiré et le Costa Rica a fait de même après avoir appris que l’organisateur italien de leurs pavillons avait été à la tête d’une escroquerie offrant des emplacements à des artistes de toutes nationalités prêts à payer 5 000 euros. Rapidement qualifiés de « désastres curatoriaux » par les commentateurs, ces exemples se sont vus débarrassés de leur potentiel à mettre en lumière la culpabilité des organisateurs de la Biennale dans la création d’un environnement qui permet à des individus d’exploiter les inégalités entre et à l’intérieur des pays pour obtenir une influence culturelle. Généralement, les pays bénéficient du soft power, cette capacité d’influence et de rayonnement que représente la possession d’un pavillon. Toutefois, pour les artistes et les curateurs, l’affiliation nationale explicite peut s’avérer une charge encombrante, car nombreux sont ceux qui se sentent obligés de déconstruire les nationalismes à Venise. Considérons les coûts élevés en personnel du retrait public du curateur et des artistes du Pavillon russe en signe de protestation contre l’invasion de l’Ukraine ordonnée par Poutine. Si les organisateurs de la Biennale ont assuré à Pavlo Makov et à son équipe ukrainienne la possibilité de présenter leur travail, des sommets de compassion et d’allégories déplacées de la guerre se sont indûment immiscés dans le projet. Par ailleurs, les mêmes organisateurs qui ont soutenu (à juste titre) la participation de l’Ukraine ont toléré que des individus fassent un modèle commercial des pavillons des pays non occidentaux. Finalement, ces deux scénarios ne sont-ils pas tous deux politiques ? Une diplomatie culturelle raffinée à l’étranger peut cacher une politique nationale confuse. La présentation personnelle de Simone Leigh dans le Pavillon américain a galvanisé la machine de diplomatie culturelle la plus puissante du monde, qui a porté telle une médaille d’honneur le fait honteux que Leigh soit seulement la première femme noire à représenter les États-Unis à Venise. Un mois à peine avant la Biennale, la mascarade des audiences de confirmation prolongées par la Cour suprême des États-Unis visant à interroger une femme noire étant manifestement bien qualifiée ont remis en question ce récit autosatisfait. En décembre 2021, la lettre qui mettait en lumière les irrégularités mentionnées ci-dessus du comité de sélection portugais expliquait qu’un juré s’était attaché à minimiser l’une des artistes majeures du pays, Grada Kilomba – qui se trouve être une femme noire. Tout comme les pavillons nationaux obsolètes, la mondialité superficielle cultivée à la Biennale de Venise est un produit du monde de l’art vieux de plusieurs décennies. Interrogé sur les milieux artistiques des années 1980 à New York dans une interview, le curateur Okwui Enwezor rappelait que « la plupart des Américains que je connaissais et que je rencontrais n’avaient pas du tout l’expérience du monde, mais étaient parfaitement provinciaux dans une société très abondante, mais injuste ». En 1997, à la tête de la seconde (et dernière) Biennale de Johannesburg, Enwezor avait évité le modèle de participation nationale et opté pour une approche thématique et conceptuelle. Il avait envisagé cette biennale comme « une opportunité de convoquer de nouvelles zones de contact, où peuvent avoir lieu des dialogues, des désaccords et des échanges sérieux ». Si la Biennale de Johannesburg a peiné à satisfaire ces ambitions, Enwezor a profité d’autres opportunités – dont la documenta 11 (2002) et la 56e Biennale de Venise (2015) – pour tester la validité de cette proposition. Il est clair que tout ce qui concerne la Biennale ne peut (ou ne doit) pas être microgéré à l’avance depuis Venise. Toutefois, un bon argument – et non pas un argument historique – en faveur du maintien du modèle de participation nationale au XXIe siècle est dû à des artistes de pays qui ont peu d’espoir d’animer un jour un pavillon à Venise. Saluée comme une belle réussite pour les artistes femmes, la première Biennale de Venise dans le sillage du Covid-19 semble encore déterminée à suivre des sentiers familiers pour ce qui concerne le modèle des pavillons. Aujourd’hui plus que jamais, de nouvelles zones de contact sont nécessaires.
Eric Otieno Sumba est un théoricien social, économiste politique, écrivain et facilitateur travaillant aux intersections entre la justice sociale, la politique anticoloniale, « l’ordre » mondial et l’art et la culture contemporains. Il est doctorant au Département de développement et d’études postcoloniales de l’Université de Kassel, en Allemagne, et contributeur à diverses publications en ligne/imprimées. Eric poursuit également un travail éditorial, de production et de conservation de manière indépendante ainsi qu’avec le collectif de production culturelle multi-local (et magazine en ligne) GRIOT.
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