Deux siècles de création artistique

Haïti, ou l’art comme outil de résistance

Une soixantaine d’artistes et près de 170 œuvres ont été réunis au Grand Palais à Paris en livrant une vision multi-dimensionnelle de la création artistique haïtienne.

Haïti, ou l’art comme outil de résistance

Dubreus Lherisson, Sans titre, crâne humain, Port-au-Prince, collection Reynald Lally © Photo Josué Azo

By Dagara Dakin

En réunissant une soixantaine d’artistes et près de 170 œuvres au Grand Palais à Paris, Régine Cuzin, commissaire indépendante, et Mireille Pérodin-Jérôme, directrice des Ateliers Jérôme (Port-au-Prince), espèraient nous éviter de tomber dans le piège d’une vision tronquée de la création artistique haïtienne. Laquelle vision consisterait à cantonner cette dernière à la seule production d’un art prétendument naïf. Intention louable que les deux curatrices ont parvenu à réaliser en laissant le spectateur seul face au foisonnement de cette scène artistique dont l’histoire reste peu connue.

«  C’était là l’effet de l’art, répandu à profusion dans l’île qui, potion magique, insufflait une incroyable résistance.  »  –  Maryse Condé

De Haïti, nous gardons encore en mémoire le terrible séisme qui en janvier 2010 bouleversa à jamais le cours de son histoire. Nous nous souvenons également qu’en janvier 1804, soit le même mois mais à deux  siècles d’intervalle, cette île des Caraïbes a accédé au rang de première république indépendante du monde noir.

Il y a donc maintenant deux siècles que les Haïtiens sont des hommes libres et cinq ans que la terre a tremblé en Haïti. Mais les actualités sur place laissent entendre que la situation politique et sociale reste toujours précaire, voire même incertaine. Ceci étant, il ne nous échappe pas que les Haïtiens sont capables de nous surprendre par leur détermination à résister aux conditions les plus aléatoires. Comme s’il leur fallait sans cesse démentir les prédictions les plus alarmistes.

Pour preuve, cette nation de résilients nous étonne depuis longtemps déjà par la formidable richesse de sa production littéraire. Nous demeurions, cependant, encore peu au fait du dynamisme de sa scène artistique. Une lacune désormais comblée grâce à l’exposition Haïti, deux siècles de création artistique.

Sortir par la grande porte

«  L’art est le plus court chemin qui conduit de l’humain à l’humain  »  –  André Malraux

A l’entrée extérieure du Grand Palais    –  où s’est tenue, du 19 novembre 2014 jusqu’au 15 février 2015, l’exposition Haïti, deux siècles de création artistique  –, le visiteur a été accueilli par La Porte d’Haïti, une œuvre du peintre et sculpteur Edouard Duval-Carrié réalisée pour l’occasion. Du haut de ses 3  mètres (343 x 244 x 213  cm), cette construction en aluminium découpée de forme rectangulaire présenta quatre faces respectivement ajourées desquelles se dessina une porte terminée par un arc. Des suspensions lumineuses avec des motifs colorés en animèrent les angles. Dans la partie supérieure, laquelle est obturée, sont suspendus divers luminaires (lustres, et lampions). Ces derniers, de couleur orange, jaune et vert, sont en résine.

Une fois passé les caisses, le visiteur monte les marches qui le mènent à l’exposition. Il se retrouve alors face à l’œuvre de Frantz Jacques dit «  Guyodo  », Sans Titre réalisée en 2012. Elle s’apparente à un fauteuil roulant  –  rappelant par certains aspects une compression de César  – dans les tons gris métalliques. Une teinte caractéristique des réalisations de ce plasticien qui l’obtient en recouvrant ses compositions à l’aide d’une bombe de peinture argentée pour en unifier les différents éléments. «  Moi, dit-il, je fais avec toutes les matières, le plastique, le métal, le bois, le caoutchouc, le verre, les paillettes, j’ajoute du «  spray  » aluminium pour nettoyer la matière récupérée et uniformiser la pièce. Le résultat est totalement différent.  »

Un peu plus loin, Le musicien  –  une sculpture réalisée en 1995 par Lionel Saint-Eloi  – tourne le dos à la proposition de «  Guyodo  » et regarde vers la vaste salle dans laquelle se déploie le reste de l’exposition. Les œuvres qui la composent sont réparties sur les murs et au centre de l’espace. La circulation se fait en ligne droite, on entre et on sort par la même porte.

La sculpture de Lionel Saint-Eloi précédemment évoquée représente un personnage féminin jouant d’un instrument  –  un banjo  ?  –  et dotée d’une paire d’ailes aux contours cernés dont les parties pleines ressemblent à un grillage ajouré. Mesurant plus de 2  mètres de haut et 1,25  mètre de long pour 58  cm de large, elle est réalisée à partir d’aluminium recyclé. Elle évoque un être hybride  –  croisement entre une fée et un papillon  – qui semble tout droit sortie d’un conte pour enfants.

Le spectateur embrasse quasiment toute l’exposition d’un seul regard. Et, la première impression qui se dégage de l’ensemble est le caractère très hétéroclite de la proposition, notamment par la pluralité des supports et des techniques  : peintures, sculptures, vidéos et installations, à l’exception de la photographie. Mais peut-on s’en étonner  vraiment  ? Le tremblement de terre de 2010 avait en effet vu naître une surenchère dans la production photographique de l’île.

L’impression de foisonnement que le spectateur peut ressentir, résulte non seulement du grand nombre d’œuvres présentées mais aussi, et peut-être avant tout, du fait d’une scénographie qui ne cloisonne pas les espaces et adopte un parcours non chronologique pour présenter les temps forts de l’histoire de l’art haïtien. De telle sorte que les créations qui constituent désormais le patrimoine haïtien entrent en résonance avec les œuvres contemporaines.

Le propos étant, pour les organisatrices de l’événement, de donner à voir la richesse de cette scène artistique  –  dispersée un peu partout dans le monde  –, mais aussi de faire écho à la diversité des pays d’où les artistes exercent leur activité et à l’absence de chronologie dans la présentation des œuvres.

De la sorte, le visiteur est en présence de travaux d’artistes vivant en Haïti (Mario Benjamin, Sébastien Jean, André Eugène, Frantz Jacques dit « Guyodo », Céleur Jean-Hérard, Dubréus Lhérisson, Patrick Vilaire, Barbara Prézeau-Stephenson, Pascale Monnin…), en France (Hervé Télémaque, Elodie Barthélemy), en Allemagne (Jean-Ulrick Désert), en Finlande (Sasha Huber), aux États-Unis (Edouard Duval-Carrié, Vladimir Cybil Charlier), ou encore au Canada (Marie-Hélène Cauvin, Manuel Mathieu).

Une «  approche rhizomique  »

L’avant propos présenté dès l’entrée de l’exposition nous prévient  : «  Haïti, deux siècles de création, n’a pas vocation à être exhaustive, le parti pris très sélectif et les choix qui en découlent tendent à restituer au plus près l’extraordinaire vitalité et la permanente créativité des artistes haïtiens  ».

La proposition est néanmoins découpée en quatre grands chapitres, chacun portant un titre en langue créole. Le tout est complété de trois parties désignées sous le vocable de «  Tetatet  » (Tête-à-tête) qui mettent en regard les travaux de deux artistes.

Ainsi, les œuvres de Sasha Huber discutent avec celles de Jean-Ulrick Désert. Celles de Hervé Télémaque avec les peintures de Jean-Michel Basquiat tandis que les huiles sur toile de Sébastien Jean  sont en dialogue avec celles de Robert Saint-Brice.

Le premier des quatre chapitres s’intitule Santit yo (Sans Titres) et tente d’appréhender «  la figure populaire dans sa quotidienneté, ses émotions et ses fantasmes.  » Dans l’idée de «  dévoiler l’image de soi que l’artiste «  populaire  » parvient à se construire et celle qu’il projette de l’Autre  ». De sorte que, l’œuvre de « Guyodo », dont le titre résonne avec l’intitulé du chapitre, se présente comme le point de vue de l’auteur sur la condition de l’artiste en Haïti. Il résume celle-ci en quelques mots un peu amères dans un texte publié dans le catalogue de l’exposition  : «  En Haïti, dit-il, les artistes souffrent de l’indifférence vis-à-vis du secteur culturel. Je suis invité à exposer à l’étranger, […] mais en Haïti, les musées n’exposent que les artistes décédés. […] J’ai commencé la série des Handicapés bien avant le tremblement de terre. Je suis moi aussi un handicapé  : j’ai deux mains et deux pieds, pourtant, je ne satisfais pas à mes besoins les plus élémentaires alors que je travaille avec rage et compétence.  »

Payzaj yo (Paysages) «  met en lumière des préoccupations esthétiques qui prennent en compte les valeurs de la modernité occidentale intégrées à celles de la peinture naïve.  » En d’autres termes, cette partie regroupe les approches plastiques discréditées par la critique des années 1950 et 1960 qui leur préfère la peinture naïve «  perçue comme seule expression haïtienne authentique  ».

Lespri yo (Esprits) confronte des œuvres à caractère profane ou sacré des religions vaudou et catholique et des symboles franc-maçons.

Enfin, la partie titrée Chèf yo (Chefs)  –  sans doute celle dont le contenu reste le plus lisible  –  «  traite de la prégnance des figures du pouvoir dans l’expression artistique haïtienne deux siècles durant  ». Dans ce chapitre, le spectateur peut se faire une idée de l’évolution du traitement de la figure du pouvoir dans l’histoire de la création en Haïti, de la fin du XIXe à nos jours. Majoritairement illustrée au travers du genre du portrait avec des œuvres telles que le Portrait de Jean-Baptiste Belley, député de Saint Domingue, réalisée entre 1797 et 1798 par Anne-Louis Girodet de Roucy ou encore les récentes et énigmatiques huiles sur toile de Mario Benjamin, Sans Titres datés de 2013.

Ceux qui ne sont pas très au fait de la production haïtienne, chercheront sans doute un fil conducteur car les quatre grands chapitres qui scandent la présentation ne parviennent pas à nous faciliter la lecture des œuvres et demeurent trop approximatifs pour que nous puissions nous y référer. Il ne nous reste donc plus qu’à nous laisser porter par nos propres impressions. L’effet recherché est obtenu, le spectateur pourra donc se satisfaire de ses impressions. Dans le cas contraire, il se reportera au très bon catalogue qui accompagne l’exposition.

 

Haïti, deux siècles de création artistique, 14 novembre 2014 – 15 février 2015, le Grand Palais, Paris

 
Basé à Paris, Dagara Dakin est diplômé en histoire de l’art, auteur, critique et commissaire d’exposition indépendant.

 

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