Artiste marocain Badr El Hammami parle à notre auteure Elsa Guily de cassettes audio, de mémoire et de mouvements diasporiques.
Le récit comme médium de discours critique est articulé ici pour questionner la réalité. Walter Benjamin l’avait souligné : dans la construction des grands récits, l’écriture de l’Histoire est le récit des vainqueurs. Mais il précise que se faire historien ne veut pas dire savoir comment les choses se sont passées. À chaque époque, il faut savoir arracher le conformisme qui cherche à exalter cette histoire. En ravivant cette pratique de la correspondance basée sur l’enregistrement de cassettes audio – qui circulaient dans les familles divisées par l’immigration de main-d’œuvre –, l’artiste questionne la notion de frontière terrestre et culturelle. Réactiver la pratique de communication par cassettes a été pour Badr El Hammami une manière de permettre à cette histoire de circuler sous la forme de narrations plurielles et singulières. THABRATE nous parle de mémoires oubliées et de leur passé qui ne s’entendraient que depuis le présent.
Elsa Guily : Racontez-nous l’histoire qui se trame derrière cette cassette que vous avez retrouvée et ce mode de correspondance que vous réanimez par votre pratique artistique sous forme d’installation vidéo, sonore…
Badr El Hammami : Ce projet s’intitule THABRATE, qui veut dire la lettre en berbère, la lettre comme correspondance, courrier. Commencé en 2010, ce projet s’inspire d’une pratique de correspondance qui a eu lieu entre les années soixante-dix et quatre-vingt, chez les travailleurs immigrés marocains et leurs familles restées au Maroc. En 1962, la France encourage l’immigration de main-d’œuvre marocaine dite « pas trop chère », qui, jusque-là, restait ouverte principalement à l’Algérie. Suite à l’indépendance, la situation politique étant devenue très tendue avec l’Algérie, la France passa des accords politiques et économiques avec le Maroc pour faciliter les départs de main-d’œuvre. À l’époque, l’enregistrement sur cassettes audio était très répandu pour communiquer au Maroc. Des enregistrements sur cassettes circulaient justement pour annoncer ce besoin de main-d’œuvre aux gens illettrés dans les villages. La majorité des travailleurs était analphabète et le téléphone n’étant pas démocratisé dans les villages, les gens se sont donc mis à utiliser des cassettes audio à enregistrer, pour communiquer avec leur famille. Cette appropriation de la technologie de l’époque leur permettait d’enregistrer leur vie quotidienne, parfois sur le mode du monologue ou du paysage sonore. J’ai retrouvé une cassette dans mes archives de famille dans laquelle je parlais moi-même à mon père. Cette cassette est un trésor inestimable à mes yeux. Avec mon amie artiste Fadma Kaddouri, qui a vécu la même expérience, nous nous sommes intéressés à réactiver ce mode de correspondance par cassettes, afin de « réenchanter » nos histoires, depuis notre présent, à travers cette pratique de communication singulière et en faisant abstraction de toute autre technologie de communication.
EG : Y aurait-il une tension entre l’histoire audible et l’histoire visible qui se laisserait percevoir au travers de ces correspondances ?
BEH : Ce projet nous interroge sur l’écriture de l’histoire. Les récits audibles nous informent de l’histoire de la diaspora berbère, de l’évolution de sa tradition orale affectée par les technologies modernes au XXe siècle. Ce mode de correspondance est comme une lettre orale qui serait devenue une tradition en soi dans les modes de communication de culture berbère. Je souhaite rendre visible cette histoire audible, tout en interrogeant la problématique de cet effacement. J’aimerais constituer une sorte de bibliothèque sonore de ces cassettes, afin de revaloriser leur inscription dans la mémoire collective. Cette mémoire sonore témoigne d’un moment très spontané du vécu. En 2012, lors de ma résidence à l’appartement 22 (à Rabat), j’ai été à la rencontre des voisins dans mon ancien village, pour récupérer et collecter ces cassettes de correspondances. Mais il s’agit là de quelque chose de l’ordre de l’intime que les gens ont du mal à partager. Ces cassettes réveillent aussi une histoire de séparation qui peut être très sensible. Un ami m’a dit qu’il préférait les détruire que de les écouter et révéler ce temps dans notre présent.
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EG : Dans quelle mesure cette réappropriation des modes de communication de l’époque permettrait-il de panser les blessures de l’immigration postcoloniale et de faire le lien collectivement entre le passé et le présent ?
BEH : Ce projet évoque en premier lieu une blessure, celle d’une mémoire collective qui est en train de disparaître. C’est le but de ce projet que de réactiver les mémoires. Dans ces cassettes, les orateurs ne disaient jamais le temps. L’idée d’inscription, de trace de l’histoire n’était pas consciente dans la pratique, du moins pas au premier plan. L’essentiel était de parler à l’autre, d’activer cette dynamique du présent, d’un moment partagé. La transmission orale est tout aussi porteuse de l’histoire que l’écriture. C’est une pratique de transmission très spontanée qui se base sur le témoignage direct, depuis sa propre réalité vécue. L’histoire de ces correspondances n’est pas écrite et nous ne cherchons pas à l’écrire, mais plutôt à continuer l’acheminement de la parole du passé vers la parole présente, une pratique propre à la culture berbère. Ce projet part aussi à la rencontre d’autres éléments en lien avec cette narration, tels que les objets négligés, porteurs d’histoire, racontant des récits d’individus. Il y a cette nécessité aujourd’hui dans le travail sur l’histoire coloniale de retourner vers certains objets, de les faire réapparaitre. La question qui se pose est : comment redonner de l’importance à ces objets ? Suivant cette problématique, le Musée national de l’histoire de l’immigration, à Paris, a créé un pôle spécial pour ce type d’objets, qui s’appelle la Galerie des dons . Chacun peut y ramener un objet et raconter son histoire.
EG : Partagez-vous ce sentiment qu’il y a un manque d’histoire par rapport aux vécus des diasporas ?
BEH :La diaspora berbère est dans le monde entier et pourtant, on n’en entend jamais parler. Il n’y a aucun centre d’archives en France par exemple, qui recueille son histoire. Notre projet explore cette longue histoire, car ces phénomènes de migrations se déploient sur une vaste région au Maroc, le Nord, le Rif, ainsi que dans une temporalité longue et complexe. La première guerre anticoloniale a eu lieu dans le Rif. Peu de gens le savent. Abd el-Krim, qui travaillait pour les Espagnols – car le Nord du Maroc était alors une colonie espagnole –, a compris que le protectorat français était une forme de colonisation. Il a été le premier à dénoncer le système du protectorat et a été emprisonné. La trace est quelque chose qui fait peur. Cette idée d’effacer les traces de résistance au pouvoir a continué pendant des années, et même après la colonisation. On s’est retrouvé, nous les Rifains, à être exclus de l’identité nationale marocaine. Le roi Hassan II avait fait un discours à la télévision en disant « ces gens-là », pour désigner les Berbères du Nord, « ce ne sont pas des Berbères mais des barbares ».
EG : Comment peut-on aborder ce déplacement d’identités culturelles dans l’histoire de la diaspora berbère entre le Maroc et la France ? Quels en sont les enjeux aujourd’hui ?
BEH : Je pense que ce matériel audio est un élément très important de l’histoire de la culture berbère. La première fois que j’ai fait une présentation de ce projet au Maroc, j’ai eu des échos d’autres gens qui travaillaient autour de cette pratique de communication. Il y a donc au Maroc un réseau préexistant de gens qui se posent ces questions d’archives en devenir, et qui veulent transformer ces archives nationales. Cependant, il faut faire attention à ne pas les transformer en objets de collection et éviter de tomber dans le fétichisme de la trace archivistique. L’idée de ce projet n’est pas de s’inscrire dans un territoire particulier, mais au contraire mouvant, surtout que cette expérience de correspondance dans l’histoire de l’immigration de main-d’œuvre au XXe siècle a existé à l’échelle mondiale. Ce projet s’inspire d’un vécu local, mais la problématique qui est soulevée est universelle.
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Elsa Guily est historienne de l’art et critique culturelle indépendante vivant à Berlin, spécialisée dans les lectures contemporaines de la théorie critique et les enjeux politiques de la représentation
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