La critique institutionnelle

Quand les artistes prennent la parole

L'art a le pouvoir de parler ou même de « penser » pour nous en donnant à des idées complexes la matérialité d'une forme. Les artistes s’adressent et répondent aux institutions depuis des décennies. Aujourd'hui, cette critique institutionnelle est à nouveau urgente.

The Metropolitan Museum of Art
© The Metropolitan Museum of Art

The Metropolitan Museum of Art © The Metropolitan Museum of Art

By Eric Otieno

Au début de la pandémie actuelle, une curieuse et nouvelle appréciation de l’art semblait se manifester. Les réseaux sociaux étaient inondés d’élégies à l’idée que des foires d’art seraient annulées, des galeries fermées et des expositions très attendues reportées indéfiniment. Nombre de responsables non-artistes du monde artistique brandissaient l’art comme l’ultime ressource face à une adversité sans précédent.

L’urgence lugubre de ces déclarations semblait anticiper la fin d’une époque. Derrière ces élégies se cachait la culpabilité d’avoir laissé des artistes particulièrement vulnérables aux conséquences économiques de la pandémie. Alors que les salles d’exposition numériques et les ventes aux enchères en ligne facilitaient les affaires (presque) comme à l’habitude, les petites galeries, les professionnel·les de l’art et les artistes émergent·es s’inquiétaient sérieusement de leurs moyens de subsistance. Le sentiment de culpabilité des personnes qui consomment de l’art, des médias et des institutions artistiques a été exacerbé par la fermeture des lieux où elles ont l’habitude d’apporter leur soutien à l’art. Les réseaux sociaux étaient désormais la seule arène pour une économie politique qui se joue habituellement à l’échelle mondiale à travers (identiques, identiques mais) différentes itérations du white cube.

Aux États-Unis, les institutions artistiques étaient déjà en difficulté bien avant la prise de conscience antiraciste collective déclenchée par le meurtre de George Floyd le 25 mai. La pression grandissait, tandis que les musées – qui ne cessent de critiquer le capitalisme alors qu’ils sont eux-mêmes des maîtres en matière d’exploitation – avaient été contraints de licencier au pied levé des professionnel·les « non essentiel·les », dont beaucoup étaient des personnes racisées. Vu sous cet angle, la prise de conscience de masse est arrivée au pire moment. Alors que le silence n’était plus une option, certaines institutions étatsuniennes ont eu recours à la publication d’art dit politique sur Instagram ou à l’organisation hâtive d’expositions d’œuvres d’artistes Noir·es nouvellement acquises.

Quatre jours après le meurtre de Floyd, le Metropolitan Museum of Art de New York (le Met) a posté en ligne des photographies d’une série de gravures de Glenn Ligon datant de 1992, dans lesquelles il fait ressortir et obscurcit des passages de l’essai « How it Feels to Be Colored Me » (1928) écrit par Zora Neale Hurston et du roman Invisible Man (1952) de Ralph Ellison. La première gravure reproduit une répétition de la phrase. Dans la troisième et quatrième gravure, l’encre noire sur fond noir est à peine lisible. Le directeur Max Hollein a repris les images dans une lettre d’information. Il en est ressorti que le musée n’avait pas demandé à l’artiste la permission d’utiliser l’œuvre sous cette forme lorsque Ligon a posté des captures d’écran de la newsletter sur son Instagram avec la mention : « Je sais que c’est la #NationalReachOutToBlackFolksWeek mais vous ne pouvez pas juste arrêter un peu… Ou me demander avant ? Ou au moins vous excuser quand vous merdez ? »

Le San Francisco Museum of Modern Art (SFMOMA) a également posté des œuvres de Ligon sur Instagram, en le citant : « Pourquoi faut-il lever les mains dans cet espace symbolique, encore et encore et encore, pour pouvoir faire acte de présence dans ce pays ? ». On ignore si l’institution a sollicité une autorisation ou offert une rémunération pour la valeur en termes de relations publiques qu’elle espérait tirer de ce post. En août, une personne employée par le Whitney Museum de New York a acquis des œuvres de la photographe Dana Scruggs et d’autres artistes pour 100 dollars chacune – bien moins que ce que le musée aurait dû payer sur le marché de l’art – à l’occasion d’une vente de charité organisée par See in Black, une coalition de photographes Noir·es. Peu avant d’annoncer une exposition présentant l’œuvre, le musée a informé les artistes et leur a offert une entrée gratuite à vie en guise de compensation. Scruggs a refusé, précisant : « Non pas que vous ayez même daigné me poser la question, mais NON, vous ne pouvez pas exposer mon travail sans mon autorisation. »

En Allemagne, face à la montée des critiques à l’encontre d’une œuvre d’art raciste exposée au Städel Museum de Francfort en juillet (qui est toujours accrochée), le musée a décidé de contextualiser la peinture en question à l’aide d’une carte heuristique des commentaires sur les réseaux sociaux. L’institution a demandé l’autorisation d’utiliser les commentaires par messages privés. À la suite de sa réception, James Gregory Atkinson, artiste et ancien étudiant de la Städelschule, a refusé et a posté à la fois le message et sa réponse sur son Instagram, en précisant qu’une carte heuristique n’était guère suffisante.

Le Met et le SFMOMA ont présenté leurs excuses pour avoir cité un artiste Noir au lieu de proposer leurs propres réponses au racisme policier, tandis que le Whitney a annulé l’exposition prévue et que le Städel est resté sur ses positions. Les réactions de Ligon, Scruggs et Atkinson sont néanmoins importantes, car elles représentent ce moment de rupture où les artistes répondent – s’expriment ou ripostent – aux institutions qui continuent de croire qu’elles ont le pouvoir de faire ou de défaire l’art et les artistes, alors que la dynamique est bien inverse. Les tentatives des musées d’exproprier et de décontextualiser l’art, en occultant ce qui lui permet de transcender des époques et des crises spécifiques tout en s’adressant à ces dernières, ne sont plus incontestées.

 

 

Eric Otieno est un étudiant en doctorat au département du développement et des études postcoloniales de l’université de Cassel.

 

Explorer

More Editorial