Morija, ville de l’ouest du Lesotho, est le lieu où se déroule régulièrement une série de dialogues sur l’art et la culture organisée par Lerato Bereng, commissaire d’exposition basée à Johannesburg.
Magnus Rosengarten : en quoi consiste l’intérêt de « Conversations à Morija »?
Lerato Bereng : au départ, « Conversations à Morija » visait à créer une plateforme permettant d’entrer en contact avec la communauté créative du Lesotho. Le premier de ces entretiens avait pour but principal d’ouvrir un dialogue entre le Morija Museum & Archives, les visiteurs du Morija Arts and Culture Festival, et la diaspora du pays. Du fait du phénomène dit de « fuite des cerveaux » affectant tout le pays, il semblait pertinent d’aborder la question de la diaspora pour comprendre les raisons poussant un pourcentage aussi élevé de la population à agir hors du pays. Cela a également permis d’explorer d’autres possibilités d’échanges plus fluides entre ce qui se passait à l’intérieur et à l’extérieur des frontières.
MR: vous êtes également partie à la rencontre d’un public qui n’est pas nécessairement celui qui s’intéresse en priorité à l’art.
LB : en travaillant à la conception du projet, je savais qu’une exposition statique ne fonctionnerait pas et ce qui m’importait, c’était que les gens s’expriment. J’ai donc inventé un ensemble de dispositions simples : des modes d’emploi accrochés au mur invitant les gens à entrer dans l’espace, à aller chercher une boisson, s’asseoir devant un écran d’ordinateur et, soit à lire une fiche suggérant des questions susceptibles d’engager une conversation, soit, pour ceux ayant plus d’assurance, à poser directement leur propre question à l’un des interlocuteurs. Je savais que je ne voulais pas d’un format du type table ronde sur Skype où je serais l’interviewer dirigeant l’entretien. Je voulais que les gens s’impliquent eux-mêmes. J’ai mis en place quelques ordinateurs avec leur propre adresse Skype dans la même pièce et je les ai tous rassemblés en un groupe de discussion. Je voulais que les gens aient l’impression de parler en tête-à-tête avec l’interlocuteur à l’autre bout.
MR : le dialogue, la conversation et l’idée de la mise en récit – le storytelling- semblent être des éléments cruciaux de « Conversations at Morija ». Qui raconte les histoires ? Et de quel genre d’histoires s’agit-il ?
LB : dans les secondes « Conversations à Morija » (2015), la mise en récit constituait le point de départ, ce parce que j’avais demandé au Musée Morija et à l’équipe du festival quel bénéfice ils tireraient de discussions. J’ai pris conscience du fait que, après la première manifestation, il serait nécessaire d’arriver à une implication plus directe de la communauté locale, et de montrer ce qui se passe au niveau local en relation avec les présentations d’artistes venant d’autres pays. Les histoires racontées ont été celles inventées par des artistes de Morija et de Maseru. Les artistes étrangers invités à participer au projet ont partagé des histoires parlant d’histoires et de la mise en récit : vidéos, archives photographiques, et comment raconter une histoire avec très peu de moyens.
MR: « Conversations » met l’accent sur les arts visuels. Quel est selon vous le contenu mis en scène dans les œuvres montrées lors du récent festival ?
LB : il y a eu un ensemble intéressant de sujets présentés. Les entretiens de Simon Gush, Kemang Wa Lehulere, et Penny Siopis ont abordé la mise en récit par le film, en examinant des récits, des versions différentes de la même histoire, et la question des fictions et de leur réinvention. La présentation de Ruth Sack était axée sur un travail autour du texte, alliant dessin, langage et fabrication d’un livre sous la forme d’une œuvre d’art visuel. George Mahashe lui, a raconté l’histoire d’un personnage de fiction occupant son processus de création. Kabelo Malatsi a parlé d’un travail de conteur effectué avec les méthodes d’un curateur disposant d’un budget zéro – une manière de travailler sans capital. Enfin des réalisateurs locaux, tels Patrick Rorke, qui gère l’atelier d’animation Linotsing à Morija, ont présenté de brèves animations expérimentales pour la première fois devant un nombreux public.
MR : vous êtes originaire du Lesotho. Comment décrirez-vous l’enfance et l’âge adulte là-bas en tant que personne s’investissant dans les arts? L’accès au savoir et le soutien reçu ont-ils été suffisants?
LB : j’ai grandi dans une famille créative. Mon oncle est l’un des auteurs les plus connus du pays, si bien que j’ai eu la chance d’être entourée par des créateurs. Le sesotho est une langue pleine de tournures incroyablement poétiques et expressives. Les Basotho parlent en chants, en jeux de mots et idiomes. L’expression, l’art de conter sont la clef de notre culture dans une nation qui s’est forgée sur la créativité et la diplomatie. Un architecte mosotho, Mphethi Morjele, que j’avais invité sur Skype dans le cadre des « Conversations à Morija », m’a parlé un jour de l’impact qu’avait eu sur le développement de sa créativité le fait d’avoir grandi au Lesotho. Il m’avait parlé des paysages montagneux du pays et comment ils lui avaient appris, à lui et à ses pairs, à comprendre l’espace, les courbes et les lignes. Il y aurait beaucoup à dire sur le fait de grandir dans un des plus petits royaumes du monde ayant contre toute attente réussi à survivre.
MR : le fait qu’il n’y ait pas d’accès à une formation supérieure dans les arts oblige de nombreux artistes et créateurs à partir pour aller étudier à l’étranger (en Afrique du Sud, par exemple). Quel est l’impact sur le travail et la créativité de ces artistes ? Est-ce que tu y vois un rapport ?
LB : moi aussi, j’ai été envoyée dans un internat en Afrique du Sud et je dois dire que pour la première fois alors, je n’ai plus seulement considéré l’art comme une matière dans laquelle j’étais bonne, mais plutôt comme un véritable centre d’intérêt à prendre au sérieux. J’ai terminé mes études supérieures en Afrique du Sud, et j’ai obtenu une maîtrise en arts. Je crois que c’est une position intéressante. Voir naître sans le savoir son propre regard créatif au Lesotho et ne pouvoir le développer qu’à l’extérieur du Lesotho permet d’avoir une approche inattendue de la création artistique et du travail curatorial. Personnellement, mon obsession en tant que commissaire, c’est l’espace, l’absence d’espace, façonner ces espaces et les rendre accessibles par le langage – le verbiage m’ennuie. Tout cela peut être attribué à ce que j’appellerais mon cordon ombilical non tranché qui me relie au Lesotho. Mon approche en matière d’écriture, de langage, de travail curatorial, commence toujours par une conversation avec mes parents qui sont en dehors du monde de l’art. S’ils comprennent, cela fonctionne.
MR : qu’est-ce que cet évènement, que vous avez mis sur pied, vous a appris sur la relation entre l’art et la politique ? Comment les artistes conservent-ils leur souveraineté ?
LB : et bien, le projet de cette année a été inspiré par la question de Hans-Ulrich Obrist dans son « Brutally Early Club » de Johannesburg : « Où se situe pour vous l’urgence ? » Après avoir réfléchi un moment, j’ai parlé de la situation politique au Lesotho, qui a conduit à l’annulation du festival l’an dernier et ainsi à l’absence de « Conversations à Morija » cette année. Financièrement, le festival n’a pu avoir lieu l’an dernier pas plus que cette année à cause de l’instabilité politique au Lesotho et le retrait des fonds de base alloués par le gouvernement. Localement, il n’y a pas de possibilités de financement de projets de création et c’est uniquement avec le soutien de quelques entreprises locales et d’institutions de l’étranger que les choses peuvent bouger. La question d’Obrist était pertinente pour moi parce que j’ai pris conscience que je n’avais pas à attendre un financement majeur pour la plateforme du festival. Les Conversations ont uniquement besoin d’un public et d’un contenu, et cette année elles ont connu un grand succès. Cela s’est fait selon un plan sans budget : j’avais invité quelques artistes à venir au Lesotho, mes parents nous ont tous hébergés, l’équipement nous a été gracieusement fourni par The Hub, et l’équipe du Morija Museum & Archives a assuré une large diffusion du message grâce à son réseau existant, et fourni des rafraîchissements à tous.
MR : comment voyez-vous les « Conversations » dans cinq ou dix ans?
LB : ce que j’espère, c’est que dans cinq à dix ans, « Conversations à Morija » sera devenu seulement l’un des évènements de ce type au Lesotho parmi une myriade d’autres. Il devient de plus en plus important pour les « Conversations » de trouver leur place, où qu’elle soit ; il faudrait aussi que toute personne impliquée prenne possession du projet. Peut-être que dans quelques années nous envisagerons le travail avec des curateurs invités, reliant Morija non seulement à l’Afrique du Sud mais aussi au reste du monde.
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Magnus Rosengarten est réalisateur de films, écrivain et journaliste venant d’Allemagne. Il vit à New York où il fait son Master en études performatives à la NYU.
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