À la suite de sa première exposition personnelle, l’artiste discute de Blackness, du don de l’intuition et de la puissance de la spiritualité africaine dans son travail.
Contemporary And : Dans votre travail photographique, qui se décline de formes hautement conceptuelles à des portraits à la facture plus traditionnelle, vous semblez très attentive aux traditions photographiques de l’art de la performance. En quoi la relation entre la photographie et le corps en performance vous intéresse-t-elle ?
Velma Rosai-Makhandia : Pour moi, c’est une question de liberté. Les fonctions de l’appareil photo dans le contexte du colonialisme européen sont bien documentées. Il est impossible de séparer l’évolution de la technologie des problématiques de pouvoir, de propriété et d’identité. Je pense toujours aux femmes africaines de l’époque coloniale qui n’avaient pas leur mot à dire ni sur la manière dont leurs photographies étaient prises, ni même si elles voulaient être photographiées. De même, les gouvernements coloniaux ont exercé un contrôle brutal sur leurs droits sexuels et reproductifs. Lorsque je réfléchis aux éléments formels et politiques de mon travail, il n’est donc pas surprenant que les notions de visibilité et d’incarnation occupent une place centrale et sont souvent étroitement liées. Ce sont des sujets encore très contestés, et je cherche à mettre en avant, comme beaucoup d’artistes noires que j’admire, la possibilité de la liberté.
Par ailleurs, mon corps est un sujet auquel je reviens sans cesse, je n’ai pas épuisé ses possibilités et je ne pense pas y parvenir un jour. Je suis inlassablement intéressée par son dynamisme, la manière dont il embrasse le féminin et le masculin, comment il réagit aux changements d’heure, d’environnement, d’humeur et à d’autres stimuli que je ne peux ni observer ni mesurer. Mon corps évolue constamment, au-delà même de la façon dont je choisis de le présenter, et l’autoportrait me permet de documenter ces évolutions.
C& : Vous avez évoqué une réceptivité à « l’inspiration brute » qui vous permet de créer avec l’immédiateté et la puissance d’une intuition qui transcende les contraintes formelles. Comment restez-vous à l’écoute de cette intuition et, au contraire, quels obstacles entravent cette attention ?
VR-M : Je suis une étudiante des étoiles, si l’on peut dire. Les artistes sont des intermédiaires entre les mondes, afin de révéler ce qui y est caché. Nous pratiquons la voyance et le chamanisme, nous sommes des architectes de mondes mythiques non linéaires qui existent à la lisière du réel et de l’imaginaire, des écologies bestiales, de l’invisible, du domaine de la spiritualité et de l’ordre divin. J’ai le sentiment que l’intuition est plus vaste et plus profonde que ce que le langage peut exprimer, elle est plus proche de l’automatisme psychique.
Je passe beaucoup de temps seule et dans le silence, ce qui me permet de puiser plus ou moins constamment dans cette intuition. Je trouve un sentiment de sécurité dans le fait de rester hors des regards, ce qui m’a permis d’expérimenter la peinture, une pratique qui a débuté et est restée solitaire. Le silence de cette solitude est propice à l’émergence de pensées, de sensations et d’impressions hors des interférences de la rationalité. Parfois, elles se présentent sous la forme d’images et de symboles qui peuvent être étranges et d’un autre monde, sans cadre de référence. En maintenant cette connexion, il est possible de les transférer sur le papier — et de les partager.
Ma pratique de la peinture est encore naissante et brute. Il arrive donc que je ne sache pas quelle direction prendre, si un tableau est vraiment terminé ou s’il est satisfaisant. Je lutte également contre les comparaisons muettes — le besoin d’articuler la totalité de ma vision peut être accablant. Je bataille pour savoir quelles œuvres je suis prête à montrer ou non, pour accepter la vulnérabilité face à un public et à la critique.
C& : Votre exposition The Ways of My Serpent Mother are Strange à la Sarah Brook Gallery a récemment pris fin. Vous avez travaillé sur les thèmes de la régénération, de la continuité et de la « nature cyclique des rituels du corps ». Vos œuvres témoignent d’une approche de la créativité qui délaisse les valeurs de nouveauté et d’innovation au profit de la redécouverte, sur le retour à des connaissances dormantes et à des sources oubliées. Cela vous paraît juste ?
VR-M : Oui, il me semble que c’est tout à fait exact. Les œuvres présentées dans The Ways of My Serpent Mother are Strange passaient sans cesse d’une forme à l’autre, et existaient parfois même entre ces formes. Ce processus reflétait directement ma vie intérieure, j’étais en train de traverser une période de transformation profondément intime. En parallèle des peintures, j’essayais de comprendre qui je devenais, quelles parties de moi subsistaient au terme d’un certain chapitre de ma vie. C’était assez difficile. J’ai trouvé du réconfort en revenant aux fondements de la spiritualité africaine, et en particulier au symbolisme ancien du serpent.
C& : Vous avez découvert la photographie à travers l’attrait nostalgique des vieux albums de famille. Votre rapport à l’image vous permet-il, à l’inverse, d’imaginer ou de vous orienter vers une forme de futur ?
VR-M : Parcourir les vieux albums de mes parents a été pour moi une expérience nostalgique et une ouverture à la richesse de mes sources. J’ai réalisé que j’étais la dépositaire d’une tradition esthétique vivante et fascinante. Je n’avais pas besoin d’aller chercher mes références très loin, il me suffisait de puiser dans ma propre histoire. C’est ce que j’ai fait et que je continue à faire. Lorsque je songe à l’avenir, je pense toujours à ces images, aux manières dont leurs résonances politiques et émotionnelles peuvent être reproduites à travers de nouveaux contextes, et jusqu’où elles peuvent être élargies. Je ressens la même chose en regardant des images de Felicia Abban réalisées il y a soixante ans, à une époque où il était beaucoup plus difficile d’être une femme artiste noire qu’aujourd’hui. J’espère que son travail, le mien et celui de nombreuses autres femmes artistes noires seront redécouverts par des générations bien après nous, qu’ils inspirent des créations plus audacieuses que celles que nous avons pu réaliser à notre époque. Je souhaite que nos œuvres perdurent entre les mains et dans l’esprit des artistes noir·es de demain. Il est important de savoir qu’il existe des précédents et que d’autres ont emprunté le même chemin que nous. Nous sommes sans cesse en train de construire quelque chose. Il me plaît d’envisager un avenir dans lequel cette continuité est préservée.
Les écrits de Joshua Segun-Lean ont été publiés dans The Republic Magazine et The Brooklyn Rail.
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C& et C&AL a invité de perspectives noires et autochtones à débattre, mettre en contexte et réfléchir au rapport qui existe entre les structures néocoloniales et la crise climatique dans leurs contextes locaux.
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