La réputation de Larry Ossei-Mensah aux États-Unis progresse rapidement. Fort de trois expositions remarquables en cours, il s’impose comme un commissaire d’exposition au regard riche et éclectique. Dans son exploration de la scène artistique du Midwest, il met en avant un groupe particulier d’artistes aux narrations vraisemblablement inconnues ailleurs dans le pays. C& s’est entretenu avec lui au sujet d’une série d’expositions récentes qui a débuté au Jenkins Johnson Projects à New York, où il déconstruit le livre de Jack Kerouac, Sur la route, selon des perspectives inhabituelles. Il a aussi parlé de ses derniers projets, en cours de réalisation.
C& : Le livre de Kerouac, Sur la route, a pour sujet la performance d’un sous-groupe particulier de la masculinité blanche. Vous avez utilisé ce titre pour votre série actuelle qui montre des œuvres d’artistes ne vivant pas cette réalité. Cette interaction avec la narration est intéressante.
Larry Ossei-Mensah : Pour moi, tout est question de culture : j’ai grandi dans le South Bronx, je suis un Américain-Ghanéen première génération, et j’ai essayé d’être proche des choses qui me rappellent mon enfance. J’essaie aussi de comprendre comment s’expriment véritablement les gens évoluant dans d’autres contextes. Avec Sur la route, l’intention est de créer une série avec des artistes qui pourraient être originaires de Miami, Houston, ou San Juan. Ce qui m’intéresse, c’est de les réunir pour voir ce qui triangule la relation. C’est cette investigation constante qui me passionne.
Cela n’a pas été évident de l’initier. À moins d’avoir étudié la littérature ou la langue anglaise, les gens ne s’attendent pas à ce que vous vous plongiez dans un texte comme celui-ci. C’est emblématique de la société dans laquelle nous vivons. Lorsque vous feuilletez le magazine Travel + Leisure, vous pouvez être sûr à 99 % que vous n’y verrez pas un seul Noir. Tandis que lorsque vous parcourez Travel Noire, vous voyez clairement qu’il existe une communauté de gens de couleur qui voyagent, s’éduquent à travers ces expériences.
C& : Dans le catalogue qui accompagnait l’exposition d’Allison Janae Hamilton dont vous avez été le cocurateur avec Susan Cross, l’artiste parle d’un lieu qui est « un état d’esprit, un continuum qui connecte le passé avec le présent ». Que veut-elle dire par là exactement ?
LOM : Allison se préoccupe réellement des paysages du Sud, de la production ouvrière et culturelle. Elle observe tout cela à travers un prisme très spécifique parce qu’elle a une réflexion sur l’environnement et interroge la narration du fait d’être urbain et noir. Dans les zones rurales, les populations de couleur sont très nombreuses. Lorsque je pense à ma famille au Ghana, certains habitent en ville, d’autres au village. Cela me renvoie aussi à ma formation : je n’ai pas étudié l’histoire de l’art ; pour moi, tout est culture visuelle. Une peinture équivaut à un film, équivaut à une pub. Ils sont conçus pour susciter une émotion ou poser une question. Je suis attiré par les artistes qui posent des questions complexes. La première exposition qui m’a stimulé intellectuellement, c’était « The House of Campari » en 2008, avec les artistes incontournables du moment. J’ai vu Titus Kaphar, Rashid Johnson et Nina Chanel Abney. J’ai eu l’impression d’avoir dormi jusque-là et de me réveiller.
C&: La création de votre collectif culturel ArtNoir vise une politique bien spécifique. Quel effet cela a-t-il sur votre approche curatoriale ?
LOM: ArtNoir est une extension de ma pratique. Nous avons officieusement commencé en 2013 avec des voyages d’études à Art Basel à Miami. J’ai constitué un groupe pour aller voir des expositions, à commencer par Yinka Shonibare. Au départ, c’était un moyen de réunir plus de gens qui me ressemblent pour leur faire voir de l’art. Car c’est en grande partie lié à l’accès, l’éducation et au fait d’être exposé à tout cela. Il s’agissait de préparer la prochaine génération de collectionneurs et de mécènes de couleur.
Je voulais aussi explorer d’autres questions : comment créer des espaces dans lesquels on n’est pas obligé de « performer » ? Car malheureusement, en tant que personne de couleur, on est sans cesse en train de « performer » devant les autres. Alors comment créer un espace où pouvoir être totalement soi-même et se laisser aller ? Où il n’existe pas de questions idiotes, où pouvoir rencontrer des personnes tout aussi créatives et curieuses de l’autre ? Je passe une grande partie de ma vie à mettre les gens en contact, pour les aider à réaliser leurs rêves ou leurs idées. Et c’est le même rôle que j’ai en tant que curateur. Hans Ulrich Obrist a déclaré que la mission du curateur, c’est d’aider les rêves des artistes à devenir réalité. Je trouve que c’est un peu romantique comme conception, mais cela implique aussi un appel à l’action fascinant. Actuellement, je réfléchis à « Parallels and Peripheries » – une autre série d’expositions pour les artistes qui sont à la périphérie –, à des concepts qui sont aux marges. Toni Morrison dit que la périphérie est le centre ; je veux utiliser des plateformes pour explorer ce sujet. Qu’il s’agisse de non-conformité de genre, de gens de couleur, de LGBTQ… il y a toujours des gens aux marges. Et c’est ça qui me passionne. « Minorité » est un mot qui n’a plus de sens pour moi.
L’exposition On The Road: Caroline Kent, Basil Kincaid, Esau McGhee, organisée par Larry Ossei-Mensah, est visible jusqu’au 12 janvier 2019 à la Jenkins Johnson Gallery de New York.
Larry Ossei-Mensah est un commissaire indépendant et critique de la culture américano-ghanéen
Nan Collymore écrit, programme des événements artistiques et fabrique des ornements en laiton à Berkeley, en Californie. Née à Londres, elle vit aux États-Unis depuis 2006.
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