L’artiste londonien multimédia Appau Junior Boakye-Yiadom tire son inspiration de diverses sources. Il parle ici avec Hansi Momodu-Gordon de Michael Jackson, MF Doom et John Akomfrah.
Le langage libre et expressif des danses rythmées relie le martèlement des sabots du Yorkshire aux pas des danseurs d’Afrique de l’Ouest. Des pigments introduits grâce aux routes commerciales, tirés d’un tableau fantastique d’un ancien maître flamand relient le plantain et la malachite à une idée indécise de l’exotisme : utilisant différents niveaux dans sa pratique artistique, Appau Junior Boakye-Yiadom s’intéresse aux possibilités offertes par des gestes légers et des appariements incongrus. Allant des images immobiles aux objets trouvés, des vidéos assemblées à des séquences d’archives et des installations enflammées lors de performances en direct, les travaux de Boakye-Yiadom sont un refus de la narration uniforme et une célébration de la multiplicité.
Hansi Momodu-Gordon : P.Y.T. (2009) a recours à des objets trouvés et à un mouvement subtil en nous montrant une paire de mocassins noirs posés sur la pointe, suspendus à un nuage de ballons multicolores touchant le plafond. Ce qui se cache derrière le titre m’intéresse et plus encore le rôle que jouent les objets trouvés dans tes travaux antérieurs tout comme dans le changement que connait ta pratique artistique plus récente.
Appau Junior Boakye-Yiadom : c’est la posture Michael Jackson. J’ai tenté en quelque sorte de synthétiser cette icône et de m’insérer dans ce schéma narratif. Le titre vient d’une chanson de Michel Jackson « Pretty Young Thing », ce qui établit un lien avec la situation formelle de l’œuvre également. Les ballons ne dureront pas éternellement et pour finir, l’œuvre va rétrécir, donc il s’agissait d’une réflexion autour de cela. J’avais tout à fait conscience de l’espace en soi lorsque j’ai réalisé cette pièce, et du fait qu’elle s’étire entre le sol et le plafond. Dans des travaux plus récents j’ai utilisé la vidéo pour m’éloigner des objets et j’ai alors commencé naturellement à m’approprier d’autres choses trouvées. Qu’il s’agisse d’une image iconique ou d’un objet, je suis attiré par les choses qui existent déjà dans le monde. Mon approche est restée la même, seul le matériel a changé.
HMG : ta série actuelle Baste on Narration (2014-) regroupe des références au peintre flamand Jérôme Bosch, au film de sexploitation de Russ Meyer datant de 1976, Up !, et à la chanson « Fly Like an Eagle » de Steve Miller dans la version de Travis Biggs réalisée en 1976. Peux-tu nous dire comment l’installation s’agence dans un espace, ce qui t’a mené à cette matière première, et l’information qu’elle apporte à l’œuvre?
AJBY : il y a deux moniteurs posés l’un sur l’autre. Celui du dessus montre un clip tiré de Up !, cet écran noir s’ouvrant par un zip si bien que c’est vous qui êtes découvert et vous vous retrouvez avec quelqu’un qui vous regarde d’en haut. La cinématographie de Russ Meyer a pour moi quelque chose auquel il est difficile de résister. Le moniteur inférieur montre une gamme de couleurs utilisées par Jérôme Bosch dans Le Jardin des délices terrestres (1503-1515). En voix off, je raconte les couleurs de sa palette avec en fond sonore « Fly Like an Eagle » par Travis Biggs.
La couleur est au cœur de cette pièce. En regardant Le Jardin des délices terrestres, je pensais à tout ce qui s’y reflète des activités de la Renaissance flamande, explorations, voyages et commerce hors de l’Europe. L’époque à laquelle le tableau a été réalisé était une période plutôt optimiste. Tout était exotique : la nourriture, les animaux. Il est probable que Bosch lui-même ne vit jamais directement toutes ces choses, pourtant il les décrit dans ce tableau. Il y des fruits et un bestiaire fantastiques, et les gens qui jouissent de ces délices terrestres sont de différentes ethnies.
J’ai utilisé un cliché de la scène du zip tiré de Up ! dans des tirages récents. L’identité de la femme reste ambigüe et évoque une idée de l’exotisme. La plupart des légumes que j’utilise pour le collage qui la cache en partie proviennent du marché d’East Street de Londres. Patates douces, piments scotch bonnet, plantains, gombos : toutes ces choses sont des denrées périssables qui ont poussé hors de l’Europe et chacune d’elles représente une couleur de la palette de Bosch. Il y a donc le vert malachite, le vert-de-gris, etc. Les pigments ont également été introduits par le commerce et je me suis demandé quelles couleurs avaient été introduites à l’époque de Bosch.
HMG : 4 minutes 6 of Conversation (2015) est un concentré de ton approche du matériel d’archives, des processus et matériaux utilisant des références à divers lieux géographiques. Comment as-tu développé cette pièce ?
AJBY : je voulais faire un travail de réflexion sur les groupes de soul masculins des années 60 et leurs numéros synchronisés. Je trouve intéressant que les gestes soient toujours vraiment légers et délicats ; ils n’en font jamais trop. Je savais que j’utiliserais un rythme de tambourin, typique du soul des années 60, sachant que je tenais absolument à incorporer du son dès le départ. J’ai fait des recherches dans une foule d’archives et j’ai commencé à regarder « No Maps on My Taps » (1979), qui met en scène trois danseurs de claquettes de l’âge d’or – Chuck Green, Bunny Briggs et Sandman Sims – qui, en 1979, avec le recul, déclarent « Cela n’intéresse plus personne maintenant, les choses changent… »
Cela a été la première fois que j’ai incorporé du matériel d’archives dans mon travail et je voulais me l’approprier. À l’origine, ce qui m’intéressait, c’était de trouver des séquences filmées de traditions chorégraphiques diverses et d’étudier la manière d’évoluer au sein même de ce langage de la danse. Cependant, j’ai pris conscience que j’avais à penser d’autres manières de parler de l’artiste transatlantique Noir, parce que c’est ce que l’œuvre avait fini par représenter. Les recherches m’ont conduit du « clog dancing » d’Écosse à Harlem, New York et l’Afrique de l’Ouest. Tout cela est lié et fait partie d’une histoire qui est indépendante de la langue.
Ce qui m’intéresse, c’est d’explorer les formes non littéraires de narration et la conservation d’un héritage culturel. La disponibilité sur Internet d’archives visuelles et filmées ajoute un nouveau niveau, celui qui permet de s’approprier des histoires et de les re-présenter à de nouveaux publics. Dans certaines cultures, vous trouvez des danses qui sont transmises de génération en génération tout en ayant légèrement changé pour garder leur pertinence. Cet aspect particulier de l’histoire du son et de la musique dansée m’intéressait énormément.
HMG : parmi ce qui t’a influencé, tu as fait référence à The Black Audio Film Collective et en particulier aux travaux de John Akomfrah tout comme aux objets de Haim Steinbach mis en scène sur des étagères. Qu’est-ce qui fait que tu ressens des affinités avec tous ces artistes ?
AJBY : j’aime vraiment voir un Steinbach. C’est une façon de rappeler que faire une tout petite chose peut être très efficace. Il crée une entité à partir d’éléments disparates mis à égalité. Quant à John Akomfrah, je l’ai entendu parler de cette idée de multiplicité et c’est vraiment quelque chose qui m’intéresse. Ces deux artistes parviennent à unifier des objets ou des idées apparemment incongrus et à apporter diverses références, si bien que d’une certaine façon, leur travail constitue un reflet plus vrai de la société. Musicalement, la personne, l’album que j’écoute et qui reflète ce que je veux faire avec mon art, c’est « Mm..Food » de MF Doom. Sa manière d’échantillonner les choses, ce copier-coller, c’est vraiment attirant.
HMG : quelques sont les idées que tu explores en ce moment?
AJBY : j’ai travaillé sur plusieurs choses tournant autour du langage, en rapprochant le dialecte « twi » de la langue Akan du Ghana, les vœux de Nouvel An « This time next year… » avec la sitcom Only Fools and Horses et la devise de Del Boy « This time next year, we’ll be millionaires. » Je commence aussi à introduire plus de performance, de récits avec des images, en faisant vivre tout cela. Je sens qu’en tant qu’artiste je veux montrer qu’il n’y a pas une seule et unique façon de faire, il y seulement la multiplicité.
Hansi Momodu-Gordon est une commissaire d’exposition indépendante, écrivaine et productrice ; elle a participé à de récents projets dans le cadre d’Autograph ABP et The Showroom (2015). Son livre d’interviews d’artistes 9 Weeks a été publié chez Stevenson (2016). Elle a assuré des fonctions curatoriales à la Tate Modern (2011-15), à Turner Contemporary (2009-11) et au Centre for Contemporary Art de Lagos (2008-09) et publié des textes sur l’art contemporain notamment dans The Walther Collection, pour la 10e édition des Rencontres de Bamako, Contemporary &, Frieze.
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