En conversation avec Guy Wouete e Serge Alain Nitegeka

« Les dirigeants politiques ne nous préparent toujours pas un monde pacifique. »

C& rencontra Guy Wouete et Serge Alain Nitegeka pour parler de leur travail et du contexte d'expériences migratoires, ainsi que dee la tragédie de Lampedusa.

Guy Wouete, Next Week Series, Malta 2010. Courtesy: the artist

C& : Racontez-nous un peu la période passée à l’école d’art. Quel a été le début de votre voyage artistique ?

Guy Wouete : Je n’ai décidé d’intégrer une école d’art qu’en 2009. J’étais déjà artiste et suivais ma carrière. J’ai étudié à la Rijksakademie van Beeldende Kunsten, à Amsterdam.Banksy a dit : « Exit Through the Gift Shop[1] ». Hé bien moi, je dis : « Exit Through the Academy[2] »… Je suis devenu artiste par accident, dans un sens positif. Lorsque j’avais 17 ans, ayant grandi à Douala, j’ai rencontré le sculpteur Yia Simon qui m’a sensibilisé à son univers artistique. À un moment donné, il m’a demandé de travailler pour lui. C’est là que tout a commencé, en 1997.

C& : Pour quelles raisons avez-vous alors décidé d’aller étudier à la Rijksakademie ?

GW : J’avais juste besoin de me fixer de nouveaux défis. Avant ça, j’avais appris d’atelier en atelier à Douala. Je suis devenu un sculpteur et artiste vidéo ayant recours à la photographie et l’installation. J’étais exposé à Douala et ailleurs en Afrique, ainsi qu’à la Biennale de Dakar et au festival d’Alger, et ai participé à de nombreuses expositions et résidences en Europe et ailleurs. Étant en mouvement permanent, je cherchais en permanence de nouveaux défis. À un moment donné, j’ai eu besoin d’un espace où approfondir ma recherche. Pendant ce processus, Goddy Leye a aussi été un mentor important pour moi. Il comprenait ma démarche, qui consistait à mélanger différents médias.

Serge Alain Nitegeka : J’ai voulu être artiste dès l’instant où je suis entré dans l’école d’art de l’Université de Wits. C’est comme l’un de ces rares moments dans la vie, quand vous faites vos bagages et partez sans avoir de destination mais dans l’espoir de vous trouver vous-même. Les routes s’entremêlent et se déroulent devant vous mais avant que vous ne vous en rendiez compte, vous êtes guidé vers un endroit familier – là où l’univers a besoin de votre présence. C’est comme l’une de ces expériences qui changent votre vie.  Cependant, j’ai commencé à me considérer comme un artiste au cours de ma deuxième année d’études. J’avais l’impression que je ne voulais rien faire d’autre dans la vie. Je suis très doué avec mes mains et l’art est une pratique où je peux complètement m’immerger. J’aime avoir une idée et la voir se transformer en objet ; une idée devient une peinture. J’étais fasciné par le mécanisme de traduire des idées en quelque chose, d’essayer de nouvelles choses, d’expérimenter.

C&: Avez-vous déjà pensé à partir en Europe pour y travailler ou pourquoi est-ce si important pour vous de travailler et de vivre en Afrique du Sud?

SAN : L’Afrique du Sud est caractérisée par un riche tissu socio-politique et culturel qui inspire sans cesse les artistes. J’aime travailler dans une grande ville, il y règne une sorte d’énergie que j’apprécie : le bruit, la circulation – des choses s’y passent. Je pense que cette énergie sert d’intermédiaire dans la création artistique. Par exemple, je me sentais chez moi à Dakar, je pouvais imaginer y avoir un atelier. Je n’ai pas besoin d’être en Europe ou à Johannesbourg. Cependant, il n’y pas d’autre endroit qui ressemble à Johannesbourg. Il n’y a pas d’autre endroit où l’on se sent chez soi.

C& : Guy, comment situez-vous votre travail multimédia dans le contexte d’expériences de migration ? Par exemple, votre projet en cours, Next Week, que vous avez démarré en 2010…

GW : Mon travail multimédia vise à réhumaniser la notion de migration et de frontière. Je veux susciter des émotions chez les gens à travers mes œuvres. Sur le plan esthétique, la plupart des œuvres d’art que j’ai créées à partir de ces thèmes comportent des aspects critiques intrinsèques évidents. Next Week est un projet que j’ai réalisé en 2010 à Malte. Je m’y suis rendu pour visiter des camps de migrants, dont le village de tentes de Hal Far qui avait été prévu comme un espace provisoire en 2007 alors que les autres centres ne pouvaient plus accueillir le nombre croissant de réfugiés. Dans les faits, entre 2007 et 2010, date à laquelle je suis arrivé là-bas, ce n’était plus provisoire, c’était devenu un village.

En premier lieu, ma préoccupation et ma motivation principales vis-à-vis de la question de l’immigration/des frontières a commencé avec mon indignation en 2005 au Cameroun. Vous souvenez-vous de ce qui s’est passé à Melilla et Ceuta en septembre 2005 ? Plus de 500 migrants avaient tenté de sauter par-dessus les barrières électriques et barbelées hautes de 7 mètres (et longues respectivement de 8 et 11 kilomètres) séparant le Maroc et ces deux enclaves espagnoles en Afrique.

Lorsque je suis arrivé à Amsterdam en 2009, j’ai eu envie de me consacrer à nouveau à ce problème depuis une perspective européenne, du point de vue de l’objectif final. Depuis la perspective camerounaise, africaine, je sais à quel point les gens se mettent en danger sur la route de l’immigration. C’est le seul moyen pour beaucoup de garder espoir, le moyen de garder leurs esprits et leurs corps dans la perspective de provoquer un changement dans leurs vies. Lorsque je suis arrivé en Europe et que j’ai été confronté avec la question de la migration, qu’elle soit légale ou illégale, c’était clair : Je suis un migrant d’un pays pauvre.

 

C& : Comment traduisez-vous ceci dans votre langage esthétique ?

GW: C’est un processus très dynamique ; je travaille avec la diversité des émotions et affects que je ressens. Par exemple, pour mon dernier projet Next Week, j’ai eu recours à beaucoup d’éléments, matériaux tels que des images et des interviews, ainsi qu’à des effets personnels de ces migrants, des choses qui représentent symboliquement la migration, comme des chaussures, des paillasses, des livres… J’ai transformé tous ces éléments à l’issue de mon voyage de deux semaines en une installation qui inclut vidéo, structures photographiques et physiques et objets.

C&: Serge, vos sculptures, de par leur taille et l’utilisation de la couleur noire, peuvent déclencher des sentiments de menace quand on se trouve en dessous d’elles. Est-ce volontaire ? Si oui, pourquoi ?

SAN : Oui, car il s’agit de la situation du réfugié. Les spectateurs doivent être exposés à cette situation de la façon la plus réelle possible.

C& : Dans les deux installations Tunnel VII (My Joburg, 2013) et Tunnel VIII (The Space Between Us, 2013), il y a un sentiment d’élévation. Comment le définiriez-vous ?

SAN : L’élévation est une réponse à l’espace. Les installations sont construites pour occuper l’ensemble de l’espace qui leur a été imparti en maximisant le volume. Les deux installations travaillent sur les principes d’angles et de lignes, de distribution des poids et des forces d’équilibrage. En concevant ces œuvres spécifiques pour chaque site, je devais m’imaginer les possibilités d’angles et de poids pour obtenir les meilleurs résultats esthétiques possibles. Dans ces installations, il y a du mouvement, une direction et des obstructions. Cette approche abstraite est un processus de fabrication qui se produit lui-même et qui évolue pour recouvrir l’espace au sol et le volume au-dessus de celui-ci. Je suppose qu’il s’agit d’un tête à tête entre ingénieur et structure, sans les croquis et la planification mathématique sur le papier. Si je devais refaire des études, je suivrais des cours d’ingénierie des structures.

C& : Décrivez-vous vos œuvres comme des œuvres politiques ?

SAN : Oui.

C&: Comment définissez-vous votre travail en relation avec la politique des frontières et les expériences migratoires ?

SAN : Permettez-moi d’évoquer le film Black Subjects pour entrer dans les détails. Ce film s’inspire des réalités de la migration forcée telle qu’elle est vécue par les réfugiés et par les demandeurs d’asile. Le film décrit l’espace liminaire, l’espace entre l’ancien soi et le futur soi encore inconnu. Il s’agit d’un espace / d’une scène où ils ne font aucun projet, où ils n’ont pas le luxe d’espérer. Seul compte le présent. Le moment est vécu et réduit au quotidien. Celui-ci se base sur les négociations improvisées de survie, un instinct humain primaire qui prévaut dans toutes les situations où la vie et la mort représentent les deux seules options. Ces négociations de survie commencent par la construction ou la découverte d’un abri. Le film consolide ces idées dans des récits qui soutiennent le sens de la communauté qui se développe dans l’adversité.

C& : Quelle a été votre réaction vis-à-vis de la tragédie survenue à Lampedusa le 3 octobre 2013 ?

SAN : Triste. D’autant plus triste que beaucoup de gens vivent aujourd’hui des malheurs similaires. Ils ne font jamais la une des journaux. Nous n’entendons jamais leur histoire courageuse symbolisée par la poursuite audacieuse d’une vie meilleure.

GW: Ma première réaction vis-à-vis de cette immense tragédie a été la honte, la honte pour nous, êtres humains, de laisser se dérouler cette tragédie encore et toujours. La honte parce que le contexte de l’économie globale dans laquelle nous vivons est dépourvue d’humanité, d’humilité ou de foi. Au vu de toutes les démarches diplomatiques qui ont eu lieu à l’échelle internationale pour le respect des droits de l’homme et la démocratie, les dirigeants politiques ne nous préparent toujours pas un monde pacifique.

C& : Guy, prévoyez-vous de vous rendre à Lampedusa ?

GW: C’est effectivement une action artistique en prévision. Je commencerai à travailler sur ce projet mi-décembre 2013. J’ai en tête d’entreprendre un voyage à Melilla et Lampedusa. Je m’y rendrai et ferai une marche, tout d’abord en mémoire de tous ces inconnus morts en essayant de traverser cette frontière. Ensuite, cette marche sera une porte ouverte à quiconque souhaite se déplacer d’ici vers là-bas et de là-bas vers ici. Mon objectif avec cette performance vidéo est de questionner/d’exorciser cette tragédie de la migration. Je souhaiterais traiter de nouveau de cette dynamique capitaliste inéquitable qui a déshumanisé et marginalisé le continent africain depuis des siècles. Cette marche se déroulera des deux côtés de la frontière espagnole et marocaine à Melilla et, plus tard, le long de la côte de Lampedusa. Le protagoniste de cette action ne sera autre que moi-même marchant le long de cette frontière longue de 11 kilomètres, sans eau ni nourriture, jusqu’au bout.

Actuellement, nous suivons avec attention la tragédie de Lampedusa lors de laquelle près de 350 personnes ont trouvé la mort. Mais à la frontière de Melilla et Ceuta, il y a également eu d’autres centaines d’individus ayant perdu la vie le 17 septembre en essayant de se rendre en Europe. Et cela n’a pas été autant couvert par les médias que la tragédie de Lampedusa.

Comme cela se passe sur le continent, ces cas sont généralement traités comme des faits divers. En tant qu’artiste, je souhaite établir le lien entre ces deux tragédies. Je démarrerai du Maroc, puis me rendrai à Melilla (Espagne) et continuerai vers Lampedusa…

C& : En tant qu’artiste militant, faites-vous partie d’un réseau d’artistes ? Collaborez-vous avec des journalistes et/ou des OGN ? Ou travaillez-vous seulement à un niveau individuel ?

GW: Je ne collabore avec aucune ONG pour ces types de projets. Je travaille seulement à un niveau individuel. C’est ma démarche personnelle que de travailler pour le changement auquel je souhaite assister dans le monde. Toutefois, il faut que je mentionne que je n’ai pas pu assurer seul le financement d’un projet comme Next Week. La Rijksakademie à Amsterdam, Cultures France et mon épouse Medina Tokalic ont été mes partenaires principaux lorsque je me suis rendu à Malte. Aujourd’hui, je cherche un soutien financier pour réaliser cette nouvelle étape de ma quête artistique autour du thème de la migration et des frontières dans le contexte d’un monde globalisé.

Guy Wouete et Serge Alain Nitegeka font partie de l’expo The Space Between Us qui se tient à Berlin, ifa Galerie Berlin, jusqu’au 22 décembre 2013; la deuxième édition de cette exposition de groupe verra le jour le 22 janvier 2014 à l’ifa Galerie, à Stuttgart.


[1]              N.D.T. Exit Through the Gift Shop est un film de Banksy, traduit lors de sa sortie par Faites le mur ! La traduction littérale en serait : « Sortez par la boutique de cadeaux. »

[2]              N.D.T. La traduction littérale en serait : « Sortez par l’école. »

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Propos recueillis par Aïcha Diallo and Olivia Buschey

 

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