Dans les années 1980, une série d’événements pionniers a rassemblé les femmes d’Europe et d’Afrique autour des questions féministes, depuis un point de vue intersectionnel, transnational et postcolonial. Show Me Your Archive and I Will Tell You Who is in Power, qui a eut lieu en Belgique, reflète ce moment-clef et expose de nouvelles commandes artistiques en relation
L’exposition est de celles qui osent avancer – avec modestie mais preuves et faits concrets à l’appui – un récit historique alternatif. Que se passait-il dans les années 1980 à Gand, en Belgique ? La proposition de Nataša Petrešin-Bachelez et de Wim Waelput, les deux commissaires, est une passionnante investigation dans l’histoire féministe et décoloniale récente, entres autres à partir des archives de Chantal De Smet.
De 1989 à 1996, De Smet est la première femme directrice (et pour le moment, la seule) de la Ghent Academy, désormais Royal Academy of Fine Arts KASK/School of Arts). Militante de la première heure, la dame est plus qu’impliquée, à l’initiative de Dolle Mina – première organisation autonome de femmes en Belgique créée en 1970 à Anvers – et de son pendant wallon Marie Mineur. Elle active, outre-Quiévrain, le comité de soutien à Angela Davis puis LeF (Leftist and Feminist collective). Il se trouve également que De Smet est l’une des seules envoyées spéciales belges au FORUM’85 de Nairobi. Premier de ce type en Afrique, l’événement permit à environ 14 000 féministes de tous pays, notamment du Sud, de se rencontrer et de confronter leurs convictions.
Les contours de l’exposition se dessinent ainsi autour de réseaux interconnectés et d’une histoire dense, complexe, forgée par des luttes parallèles qui se rejoignent à un moment donné et prennent conscience de leurs différences, et de leurs points communs. De là semblent avoir émergé de nouveaux pans féministes, donnant naissance à la possible troisième vague. Intersectionnelle, transnationale et postcoloniale, cette mouvance acentrique travaille à la croisée entre race, genre, sexualité, classe et postcolonialisme. La proposition curatoriale établit donc un espace de discussion sur des sujets encore tabous dans bon nombre de pays colonisateurs. Il s’agit d’Ouvrir la voix, comme le titre du documentaire d’Amandine Gay qui donne la parole aux femmes noires de la diaspora.
FORUM’85 : « To think globally and act locally »
Le colloque a lieu en marge de la conférence officielle des femmes de Nairobi, organisée par les Nations unies et perçue comme trop soumise aux modèles dominants blancs et occidentaux. Grâce au documentaire de Françoise Dasques, La Conférence des femmes – Nairobi (1985), nous plongeons dans l’atmosphère de cette rencontre multiculturelle. On y entrevoit Angela Davis, Nawal El Saadawi, ou encore Hortensia Bussi de Allende, mais aussi bon nombre d’activistes anonymes, comme cette Palestinienne qui assène : « Even if I were a nomad, even if I had a tail, I have the right to the land ! » À la frénésie du FORUM’85, Alex Mawimbi (Ato Malinda), née et élevée à Nairobi, répond par une œuvre bouleversante : Four-Year-Old Temptress? Dans un miroir semblable à celui de sa mère, un écran plat montre une courte vidéo de l’artiste. De son chant et ses quelques paroles, on comprend qu’au moment de la grande fête des femmes, elle-même était abusée par celle qui l’a mise au monde et sa tante, droguées.
Combler la mémoire
À KIOSK, l’expérience se vit en deux temps. D’abord, un sas d’archives qui contextualisent le propos dans une histoire sociopolitique locale et mondiale, puis les œuvres, toutes de nouvelles productions, se déployant dans l’ancien théâtre anatomique. Parmi les documents mis en exergue, on découvre un recueil d’entretiens faits à Nairobi (Andere vrouwen, andere woorden : Vrouwenbeweging in de Derde Wereld, interviews uit Nairobi 1985, « Other women, other words: Women’s Movement in the Third World, interviews from Nairobi 1985 ») entre des femmes d’ex-colonies (Antilles néerlandaises, Indonésie, Suriname) ou d’autres ayant fui pour les Pays-Bas et des féministes hollandaises. L’accent est notamment mis sur la solidarité. Cette entraide fait l’objet de l’œuvre de Study Group for Solidarity and TransActions, un collectif qui s’est intéressé à sa mise en pratique effective et transnationale en Afrique du Sud. Pendant plusieurs décennies, un système de missives a permis d’envoyer en cachette de l’argent aux militants anti-apartheid. La vidéo montre l’auteure Anna-Lena Wästberg lisant la dernière lettre qu’elle ait écrite en 1991 (libération de Nelson Mandela).
Autre réaction, celle de Kapwani Kiwanga, qui se meut en « anthropologue galactique » lors d’une performance afrofuturiste, et explore l’idée d’un avenir sans oppressions où la vie serait éternelle. La pièce Tablets en est une résonance, référence à l’histoire d’Henrietta Lacks. Cette afro-étatsunienne, atteinte d’un cancer extrêmement agressif, est à l’origine d’une lignée de cellules cultivées in vitro (« HeLa »). Les prélèvements faits sur son corps ont été utilisés dans le monde entier, sans que la malade n’ait jamais été informée, ni consentante ou qu’un hommage ne lui soit rendu. Idem chez Saddie Choua où racisme et sexisme ordinaires s’affichent, comme sur cette pochette de disque 45 tours « Do they know it’s Christmas? » ou dans les représentations de Zwarte Piet (le père Fouettard), le compagnon noir de Sinterklaas (saint Nicolas), qui continuent de véhiculer des stéréotypes esclavagistes. Dans son installation vidéo If it were my turn to speak, Eva Olthof part quant à elle de trois personnages féminins clefs de l’histoire du Congo pour imaginer de nouvelles narrations anticoloniales : la reine Fabiola (épouse du roi Baudoin de Belgique), Andrée Blouin (chef du protocole de Patrice Lumumba) et Pauline Opango Lumumba (veuve de Lumumba). Puis, c’est le mouvement autonome des femmes kurdes en Syrie qui est filmé par Marwa Arsanios. Ces guerrières et théoriciennes produisent la revue Jineoloji – le terme recouvre la notion de science des femmes et par les femmes (« the science of and by women ») – et valorisent des idées à l’encontre des normes patriarcales eurocentrées.
De cette exposition quasi manifeste politique, qui se prévaut de tout manichéisme, on repartira en songeant à la mémoire en construction de celles et ceux qui arrivent. Nos contemporanéités fondent les archives de demain. Que voulons-nous qu’elles racontent et de quoi aurions-nous honte ?
http://www.kioskgallery.be/showmeyourarchive
[1] Titre issu d’une conférence donnée en 2009 par Gloria Wekker. D’origine afro-surinamienne et hollandaise, elle introduit le féminisme transnational aux Pays-Bas.
Mylène Ferrand est une travailleuse de l’art et critique. Doctorante, elle contribue également à différents médias.
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