En conversation avec Aïda Muluneh

« L’enfer n’est pas tout en bas ; il est ici, omniprésent… »

C& est partenaire médiatique de l'exposition “The Divine Comedy: Heaven, Hell, Purgatory revisited by Contemporary African Artists” au MMK, musée d'art modern. Conçue de façon à part entière avec l'événement, C& propose une série de conversations inédites avec les artistes participants.

« L’enfer n’est pas tout en bas ; il est ici, omniprésent… »

Aïda Muluneh, 99 Series, 2013 Series of seven photographs Photo paper 89 x 89 cm each. Courtesy of the artist

MMK/C& : Le point de départ de l’exposition est la «  Divine Comédie  » de Dante.  Dans quelle mesure avez-vous véritablement travaillé sur l’oeuvre de Dante pendant la préparation à l’exposition? 

Aïda Muluneh : Je ne me souviens pas exactement de la date mais il y a quelques années, Simon Njami a mentionné qu’il prévoyait d’organiser une exposition basée sur la Divine Comédie. A l’origine, il m’avait dit de travailler sur une série de photos basée sur le paradis mais en fin de compte, probablement pour me provoquer dans mon processus de création et ne connaissant que trop bien ma vie privée, il m’a demandé de me consacrer à l’enfer. Originaire d’Ethiopie, un pays dans lequel la religion est une façon de vivre et une culture pour les habitants, il était intéressant pour moi de voir des peintures d’églises qui représentaient l’  «  enfer  ». Cependant, étant donné que l’exposition se basait sur l’oeuvre de Dante, il était essentiel de comprendre son travail afin de m’en inspirer dans ma vision de l’enfer. En fusionnant les croyances chrétiennes et les valeurs morales ainsi que les thèmes païens classiques, la «  Divine Comédie » représente un concept de société, des valeurs et une culture profondément enracinés dans l’eurocentrisme. L’exposition a pour objectif de démanteler la prérogative d’interprétation européenne et de la considérer sous un autre angle. Dans quelle mesure pensez-vous que cette approche puisse aboutir à une remise en question générale de la souveraineté de l’interprétation euro-centrique  ? A mes yeux, il ne s’agissait pas nécessairement de traiter la Divine Comédie dans le contexte du concept euro-centrique. Ayant grandi au sein de l’église orthodoxe éthiopienne, cela ne m’était pas complètement étranger. Et honnêtement, quand j’ai créé ma série de photos, je ne pensais pas nécessairement aux idéologies euro-centriques. Il s’agissait pour moi d’explorer la notion de l’enfer par rapport à mon vécu et pas nécessairement de politiser ou de surintellectualiser ce que je produisais mais plutôt d’essayer d’exprimer des choses du passé et du présent.

MMK/C& : Dans l’histoire de l’art du Nord de l’Europe et de l’Amérique, la «  Divine Comédie  » a été interprétée par de nombreux artistes (tels que Botticelli, Delacroix, Blake, Rodin, Dalí ou Robert Rauschenberg) – dans quelle mesure cela a-t-il influencé la manière dont vous avez traité le sujet?  

AM : J’ai fait quelques recherches pour essayer de m’inspirer, j’ai même trouvé un vieux film basé sur l’enfer mais j’ai rapidement réalisé que je devais trouver ma propre façon de me mettre en rapport avec l’œuvre. J’ai décidé de me concentrer sur le chant 20 qui raconte l’histoire d’Amphiaraüs, de Tirésias, Arons et Manto, tous affligés d’un torticolis. Il y a quelque chose de fascinant au fait de ne jamais voir ce qui se passe devant mais de devoir toujours regarder en arrière.

MMK/C& : Comment interviennent la religion et l’éthique dans votre pratique de l’art ? Et par conséquent, que signifient les termes paradis/enfer/purgatoire à vos yeux?  

AM : Dans mon travail de photographe, je me concentre bien entendu sur la documentation de ce que je trouve intéressant et quand je fais des photos artistiques, je suis toujours attirée par ma propre expérience, celle d’avoir grandi comme une nomade et découvert de nombreuses cultures différentes. Il ne s’agit pas obligatoirement de religion ou d’éthique mais davantage d’émotions, de luttes, de la vie, de l’amour, de pertes, etc. Et d’ailleurs, quand je pense au paradis et à l’enfer, ce ne sont pas des concepts relevant d’un autre monde mais plutôt omniprésents dans le nôtre, nous n’avons pas besoin de mourir pour y être confrontés.

Aïda Muluneh, 99 Series, 2013 Series of seven photographs Photo paper 89 x 89 cm each. Courtesy of the artist

Aïda Muluneh, 99 Series, 2013 Series of seven photographs Photo paper 89 x 89 cm each. Courtesy of the artist

MMK/C& : L’exposition compte plus de 50 oeuvres d’art réparties entre les zones du paradis, de l’enfer et du purgatoire. A quelle partie de l’au-delà votre œuvre  appartient-elle ? Comment cette répartition s’est-elle opérée? 

AM : Comme je vous l’ai dit auparavant, mon travail est consacré à l’enfer.

MMK/C& : De quoi parlent les oeuvres exposées au MMK?

AM : Voici le texte que j’ai proposé car il est en rapport avec l’oeuvre :

«  L’enfer est constitué par l’histoire, pas seulement celle d’un pays mais par notre propre histoire, celle de l’exil, d’effusions de sang, de perte, de deuil, d’amertume, de cœurs et d’ailes brisés. L’enfer n’est pas tout en bas ; il est ici, omniprésent, à côté de nous, dans nos souvenirs et dans nos esprits. Il est constitué d’illusions, de prostration, de dissimulations derrière des masques qui justifient notre existence et nos intentions cachées  ; c’est un masque que nous portons pour nous tromper et tromper les autres en essayant d’aller de l’avant mais notre survie est un vide. Nous vivons une existence grise et froide, désagréable comme la neige sale pendant l’hiver qui sévit dans les pays occidentaux ou le brouillard de pollution de ce qu’on appelle la modernité éthiopienne. Tiraillés entre le passé, le présent et le futur, nous nous enveloppons d’un héritage oublié et rêvons de regarder vers l’avenir mais notre regard reste bloqué vers le passé. Depuis une éternité, nous nous démenons avec des rituels et des cérémonies mais nos actions passées sont marquées par le sang de fausses victoires, de profondes blessures recousues avec le fil de la nostalgie.  Une histoire que nous portons tous en nous, une histoire de perte, d’oppresseurs, de victimes, de ruptures, d’appartenance, de désirs de voir le paradis dans le gouffre obscur de l’éternité  ».

MMK/C& :(Quand c’est un travail sur commande) Quelle a été votre approche dans le processus de création?

AM : J’ai tout d’abord commencé par une série de travaux pour voir comment j’allais formuler la collection. A Addis-Abeba, trouver de la peinture corporelle pour faire du «  body painting  » relevait du défi et en fait, mon premier modèle Selam Berhane et moi-même avons eu l’idée géniale de fabriquer notre propre couleur avant la séance photo. Cela n’a pas marché aussi bien mais cela m’a confortée dans l’idée que j’avais décidé de suivre et m’a beaucoup inspirée. Finalement, j’ai réussi à acheter de la peinture corporelle aux Etats-Unis et je suis rentrée à Addis-Abeba. Le nouveau modèle, Salem Nega, enceinte de quatre mois à ce moment-là, a généreusement accepté de se soumettre à cette longue procédure. Ce n’est que lorsque les photos ont éte retravaillées au photoshop que j’ai réalisé que c’était l’œuvre la plus sombre que j’aie jamais réalisée. Elle provoque un sentiment étrange, un peu comme un accident de voiture dont on ne peut pas détourner le regard mais qui suscite une curiosité accrue. Les couleurs étaient de bonne qualité et les mains rouges ont joué un rôle essentiel dans l’ensemble de la collection.

L’exposition The Divine Comedy: Heaven, Hell, Purgatory revisited by Contemporary African Artists commissariée par Simon NjamiMMK / Museum für Moderne Kunst, 21 mars – 27 juillet 2014, à Francfort-sur-le-Main.

 

 

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