C& parle à Kemang Wa Lehulere de son exposition qui est actuellement à contempler à la Deutsche Bank KunstHalle à Berlin.
L’artiste multimédia Kemang Wa Lehulere s’est longuement entretenu avec C& au sujet de l’artiste Gladys Mgudlandlu, de la notion de déplacement et de l’excavation d’œuvres cachées, dévoilées dans sa nouvelle exposition, « Bird Song », visible actuellement à la Deutsche Bank KunstHalle à Berlin.
C& : Si l’on remonte en arrière, la première fois que nous nous sommes rencontrés, c’était ici, à Berlin, en 2008, au festival Performing South Africa au HAU. Vous faisiez partie du collectif d’artistes Gugulective. Si l’on passe rapidement au présent, qu’est-ce que cela vous fait de revenir à Berlin avec une exposition personnelle d’envergure près de dix ans plus tard ?
Kemang Wa Lehulere : C’est excitant ! Berlin est ma ville préférée en Europe, bien que je n’aie jamais vécu ici. Cela tient au fait que je sois venu avec Gugulective pour participer à l’événement que vous mentionnez. C’était mon tout premier projet hors d’Afrique du Sud. En même temps, le thème du déplacement est un élément essentiel de mon travail, mais aussi l’histoire de l’Afrique du Sud par rapport à l’histoire de l’Allemagne, et ce qui se passe dans le monde actuellement.
C& : Dans quelle mesure le déplacement joue-t-il un rôle crucial dans votre pratique ?
KWL : Cette exposition s’intitule « Bird Song » (chant d’oiseau), ce qui a un lien direct avec l’artiste Gladys Mgudlandlu. J’étudie sa pratique artistique et la manière dont elle a travaillé dans les années soixante en tant que femme sud-africaine noire pendant l’apartheid. Gladys Mgudlandlu a exploré les thèmes de la terre, du déplacement, des conceptions du pays natal et de ses significations sous toutes ses formes.
L’année 2013 a marqué le centenaire du Natives Land Act en Afrique du Sud. En 1913, les Sud-Africains noirs furent officiellement et légalement dépossédés des terres qui leur appartenaient. Dès le début de l’apartheid, cette loi sur l’expropriation de la terre a été appliquée de façon très brutale. Il existe aujourd’hui une conscience de plus en plus aigue de la politique agraire en Afrique du Sud qui a été tout particulièrement éveillée par les protestations du collectif étudiant démarrées au printemps 2015 avec le mouvement Rhodes Must Fall.
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C& : Que pensez-vous de toute cette réflexion autour de la décolonisation du savoir ?
KWL : Décoloniser, c’est au fond démanteler un système de pouvoirs. Un élément après l’autre. Je pense que le système éducatif en est l’aspect le plus important, celui par lequel il faut commencer, car c’est là où les gens sont façonnés. Actuellement, et depuis bien longtemps, le système éducatif ne produit pas des individus à la pensée critique, mais plutôt des gens adaptés au système. Il existe une nouvelle génération de personnes qui luttent contre cela, qui se réfèrent au Mouvement de la conscience noire (Black Consciousness Movement) ou au panafricanisme. On assiste à une résurgence de la philosophie politique qui vise à mettre à bas le système, dont le système éducatif. Il ne s’agit pas seulement de modifier les programmes scolaires, mais aussi l’accessibilité à cet espace éducatif. C’est un thème qui m’a toujours tenu à cœur. Par exemple, je n’ai pas eu les moyens d’aller à l’université. Il a donc fallu que je mette sur pied des projets de-ci de-là pour réussir à financer mes études, ce qui a eu pour conséquence de me voler le temps dont j’avais besoin pour étudier.
Pour revenir à l’exposition qui a lieu ici, les matériaux que j’ai utilisés sont de vieux bureaux d’écoliers. J’ai toujours été intéressé par la pédagogie. À l’école, je me plaignais à ma professeur d’anglais parce que le programme se limitait aux points de vue anglais et américain. La même professeur a alors développé un programme spécial, parallèlement au programme officiel, pour moi-même et un ami. Elle nous présentait des livres soigneusement sélectionnés d’auteurs issus de contextes africains dont nous débattions à la pause-déjeuner.
Au bout du compte, il faut se demander si l’on a sa place dans le corps normatif du savoir. Le projet décolonial implique tout d’abord de comprendre où est sa place dans le monde et la façon dont on y existe, puis d’exiger une visibilité et, en même temps, de démanteler les symboles de pouvoirs qui revêtent encore une dimension coloniale et véhiculent des éléments du patriarcat blanc occidental.
C& : Ainsi, pour l’exposition « Bird Song » à Berlin, vous avez utilisé des bureaux d’écoliers déconstruits. Que signifie pour vous le concept d’installation ? Pourquoi avez-vous choisi ce format, ces matériaux, la musique jazz et d’autres médias ?
KWL : J’essaie toujours de chercher les matériaux en premier lieu. Pour moi, c’est comme un voyage. Cela ne fait que deux années que je travaille avec des matériaux de cette façon. Au début, c’était du bois, puis les composantes en métal du bureau se sont rajoutées. Ceci mis à part, je développe actuellement des éléments qui peuvent être mobiles. Ils peuvent faire office de sculptures dans des performances. De plus, le catalogue d’exposition comporte une brochure en supplément, à savoir une publication dans une publication. C’est une correspondance avec un architecte avec lequel j’ai travaillé. Cela sera la seconde édition de la série des brochures. J’ai eu aussi l’idée d’inclure de la musique jazz dans l’exposition qu’un ami à moi, musicien de jazz, a composée spécifiquement pour ce projet.
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C : Pourquoi avez-vous choisi de vous intéresser au legs de Gladys Mgudlandlu ?
KWL : En 2014, je dînais avec ma tante lorsque son voisin est passé et m’a offert un livre sur Gladys Mgudlandlu. Par le passé, nous étions souvent allé à la maison de Gladys Mgudlandlu dont elle avait peint les murs et le plafond. J’ai aussi réalisé des murals avec de la craie. Je me suis donc rendu à la maison pour voir si les murals y étaient toujours, pour découvrir qu’ils ne l’étaient plus. Cela a aiguisé ma curiosité et j’ai décidé de démarrer quelque chose autour de cela. Ma tante ne cessait de me dire qu’elle avait vu ces murals en 1971-1973. Je n’étais pas sûr que cela soit vrai car, dans les années soixante-dix, elle avait vécu une expérience très traumatisante lors du soulèvement de Soweto en 1976. Elle a commencé à se rappeler qu’il y avait eu un paysage de campagne et à recréer peu à peu l’intégralité du tableau. Je me suis alors rendu à la maison qui appartenait à Gladys, j’ai pris les mesures de la salle de séjour et l’ai reproduit dans mon atelier. Afin de tester sa mémoire, j’ai interviewé ma tante et l’ai invitée à reconstituer ces murals sur les murs noirs que je lui ai mis à disposition. J’ai fait une vidéo de ce processus. Ces travaux sont intitulés Those Murals Have a Memory. Elle s’est souvenue des éléments un à un, d’abord des couleurs, puis des paysages. À cette période, j’ai pu acheter quelques œuvres de Gladys Mgudlandlu à une vente aux enchères. Je pensais vraiment qu’il fallait que je me concentre uniquement sur ces peintures et sur les reconstitutions de ma tante. Mais un jour, alors que je travaillais sur le mur dans la maison de Gladys, nous avons découvert l’image d’un oiseau.
Lorsque je regardais les travaux de Gladys, je voyais ce sens puissant du paysage, les oiseaux et les fleurs. Lorsque le thème de la propriété est devenu très médiatisé à partir de 2013, j’ai commencé à lire son travail en gardant tout cela à l’esprit et j’ai réalisé à quel point son travail était radical. Somme toute, elle commentait l’expropriation. Comme ma famille, Gladys Mgudlandlu avait fait personnellement l’expérience du déplacement forcé. Nous avions tous été envoyés dans le township du Cap, Gugulethu.
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C& : Qu’avez-vous ressenti en creusant dans ce passé longtemps enfoui ?
KWL : C’était incroyable, j’avais le sentiment d’être en transe. Tout d’abord, j’ai pensé à préservé les murals soit en faisant de sa maison un musée, soit en les extrayant des murs. Ce serait vraiment bien d’éduquer les gens du voisinage, de leur donner l’idée de faire des choses semblables et d’avoir un espace d’exposition. Depuis que j’ai découvert les murals, j’ai essayé de transformer sa maison en musée. C’est une entreprise à long terme à laquelle je travaille progressivement, en commençant par la création d’une bibliothèque.
C& : Et pourquoi créer une bibliothèque ?
KWL : Pour revenir à la thématique de l’éducation : avec le collectif Gugulective, nous avons toujours voulu avoir notre propre école, ainsi que notre propre bibliothèque où nous pourrions développer notre programme éducatif. Après avoir découvert les murals, j’ai voulu développer quelque chose de manière organique, et une bibliothèque s’est imposée. La bibliothèque que j’imagine pourrait aussi fonctionner comme une bibliothèque mobile que je pourrais déplacer en divers lieux. Le mois prochain, je lance la bibliothèque avec une conférence intitulée Decolonizing the Sky par un astrophysicien qui va nous parler de cosmologie africaine.
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C& : Vous avez dit plus haut avoir parlé avec votre tante qui avait subi un traumatisme dans les années soixante-dix. Comment avez-vous reçu les histoires qu’elle vous a racontées ? Comment a-t-elle vécu le fait d’en parler ?
KWL : Avant et pendant les interviews, ma tante m’a clairement dit qu’elle ne parlerait pas de la période spécifique du soulèvement de Soweto et du contexte de l’année 1976. C’est ce silence de l’histoire qui m’a intéressé, puisque nous ne pouvions pas parler de 1976 à la maison. Par exemple, nous n’avions pas le droit de prononcer le mot « police » à la maison lorsque ma tante était là. Mais cette histoire était aussi passée sous silence à l’école. C’était une autre forme de silence qui était très présente.
C& : Lorsque vous décrivez ces situations, il semblerait que le silence à la maison ait été une forme d’autoprotection liée à la difficulté de digérer, d’assimiler ces événements. D’un autre côté, le silence observé à l’extérieur était le résultat d’un système d’oppression.
KWL : C’est une chose à laquelle je réfléchis et travaille depuis longtemps. Cela me rappelle l’oiseau que Gladys Mgudlandlu a peint dans sa maison, qui était absolument fascinant. Pour moi, cet oiseau symbolise tant de choses sur le plan individuel et collectif. Les oiseaux peuvent représenter la liberté et le désir de ne plus garder le silence.
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Kemang Wa Lehulere, Bird Song, March 24 – June 18, 2017, Deutsche Bank KunstHalle in Berlin.
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Interview par Aïcha Diallo
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