En conversation avec Dineo Seshee Bopape

« Le centre est partout en fonction de votre position. »

Ses vidéos-installations suréelles, envahissant l'espace font de Dineo Seshee Bopape, une des jeunes artistes les plus intéressante de l'art contemporain.

Dineo Seshee Bopape, 'tv life/intermission' (2011). Courtesy: Stevenson.

C&  : En regardant vos installations et vidéos, on a toujours l’impression que vous êtes en train d’essayer de réaliser la tâche impossible et pourtant fascinante de tout réunir en une seule œuvre. Dans une brève pièce biographique, vous tentez même de faire référence à tout ce qui s’est passé en 1981, l’année de votre naissance: des émeutes de Brixton au lancement de MTV en passant par la mort de Bob Marley, le premier vol du Boeing 767, un tremblement de terre en Chine et l’invasion de l’Angola par l’Apartheid sud-africain… 

Bopape  : C’est vrai, je m’intéresse particulièrement au fait que tout arrive simultanément et que le centre de tout ce qui se produit est partout selon la position dans laquelle vous vous trouvez. Pour certaines personnes, une chose semble être bleue mais aux yeux d’autres, la même chose est rouge. C’est peut-être la même chose dans le cadre de mes installations  : j’utilise des choses qui sont différentes les unes des autres mais qui existent en même temps et coexistent les unes avec les autres. Il peut s’agir d’une image personnelle, d’un morceau de tissu ou d’un cadre en bois.

C&  : Vos installations envahissent l’espace et prennent beaucoup de place. Suivez-vous un plan strict lorsque vous y travaillez ou prennent-elles de l’ampleur pendant l’installation  ?

Bopape  : Cela dépend. Une partie du travail suit un plan peu rigoureux contenant certains ingrédients. C’est le mélange d’une longue liste de ces ingrédients qui permet de trouver l’équilibre. Par contre si je me tiens à une recette, tout se termine très souvent à la poubelle en cours de route.

C&: D’où viennent ces ingrédients? 

Bopape  : La plupart sont achetés ou trouvés dans la rue: du tissu, du verre, du plastique ou des boîtes de mouchoirs provenant de magasins au prix unique de un dollar parce qu’ils sont d’une couleur bleu ciel surréelle qui pourrait refaire surface à un autre endroit de l’installation. Les choses que vous trouvez dans ces magasins à prix unique reflètent souvent la culture et la politique mondiale de façon intéressante. Ou alors je peux très bien me servir d’une photo de ma nièce parce qu’elle porte une chemise dont la couleur ressemble à celle d’une autre photo utilisée. Parfois, il y a un lien au niveau de la matière, une référence à un texte  ; parfois il s’agit d’une nuance différente de la même couleur telle que les bleus divers dans «   l’éclipse ne sera pas visible à l’œil nu  ». Et c’est ainsi que l’installation prend de plus en plus d’ampleur.

C&  : Vous avez récemment eu un show à bétonsalon, à Paris, aux côtés du Berwick Street Collective et d’autres artistes. Comment cela s’est-il passé  ? 

Bopape  : Paris, c’était incroyable, particulièrement la façon dont les gens traitent le travail! Le public observe les installations avec sérieux, le vernissage était vraiment calme! J’ai trouvé cela impressionnant. Les vernissages organisés à Amsterdam, Johannesburg ou à New York ressemblaient davantage à des soirées avec de l’art dans la pièce. Evidemment, les gens s’y intéressent mais il est aussi question de s’intéresser à la scène.

C&  : Vous avez obtenu votre diplôme en 2007 aux Ateliers d’Amsterdam et terminé un Master des beaux-arts en 2010 à la Columbia University de New York. Pourquoi avoir choisi cette combinaison  ?

Bopape  : Je voulais partir travailler en dehors de l’Afrique du Sud et je cherchais un programme où je n’aurais pas besoin de travailler pour subvenir à mes besoins pendant cette période. Amsterdam était une institution de renom et on y comptait entre autres Marlene Dumas, Ceal Floyer, Steve McQueen. Malheureusement, quand j’y suis finalement arrivée, McQueen quittait déjà l’établissement! Cependant, le fait d’être là m’a donné accès aux oeuvres d’autres artistes – en particulier à des vidéos historiques et des projets que je n’aurais pas vus si j’étais restée chez moi. En outre, l’accès à une meilleure technologie était important. J’ai pu faire des expériences avec du bon matériel et les questions qui ont tout à coup surgi au sujet de la vidéo pendant l’utilisation de ces nouvelles technologies étaient des questions auxquelles je n’avais pas encore été confrontée auparavant.

C&  : Comment avez-vous vécu le fait de travailler avec d’autres artistes venant de partout dans le monde?

Bopape: C’était une expérience fantastique. Je pense qu’avant de partir pour l’Europe, je n’avais encore jamais rencontré un artiste d’Europe de l’Est  ! Faire tout à coup l’expérience des questions qui les préoccupent était une phase de clarification très intéressante pour moi…

C&  : Pourquoi?

Bopape  : Parce que tout à coup, vous vous rendez compte que vous avez vécu dans votre monde en pensant qu’il était le centre de l’univers. Être entouré par tant d’histoires vécues ailleurs dans le monde m’a fait comprendre une chose  : waouw, tout cela s’est passé chez eux  ? Comment se fait-il que je n’en aie pas été informée?

C&  : Et puis vous êtes partie à New York…

Bopape  : Pendant mon séjour à Amsterdam, j’étais partie en voyage à New York et c’est là que j’ai entendu parler du programme de la Columbia. Je me suis dit que c’était un endroit où je pourrais encore progresser. Les conversations que j’ai eues pendant mon interview à la Columbia étaient si différentes des conversations et débats menés à Amsterdam.

C&  : Dans quelle mesure?

Bopape  : A Amsterdam, les questions que les professeurs posaient souvent étaient en rapport avec la politique des sexes et des races dans mon travail. Il s’agissait des questions que l’on m’avait déjà posées auparavant sur mon travail, à l’université en Afrique du Sud et j’avais envie de me détacher de cela. Pendant l’interview à la Columbia, les questions posées étaient différentes, elles se basaient davantage sur l’histoire de l’art, les professeurs s’intéressaient plus aux relations que j’entretenais avec d’autres artistes contemporains internationaux. C’était super car ils me plaçaient en tant qu’artiste dans un contexte plus international et il ne s’agissait plus seulement de parler de politique dans mon oeuvre… En fait, cela élargissait le concept de politique.

C&  : Un artiste afro-britannique m’a dit récemment que pendant ses études à l’école des beaux-arts, il s’ intéressait à des choses telles que la politique en Russie et qu’un professeur lui avait demandé pourquoi il ne se concentrait pas uniquement sur «  l’art africain authentique  ».  Vous a-t-on déjà donné ce genre de conseils  ?

Bopape  : Oh oui, une fois. Lorsque j’étais à l’école des beaux-arts, je voulais vendre mes peintures et je les ai apportées à un centre où ils vendent des peintures aux touristes. Mais ils ne les ont pas acceptées car elles n’étaient pas assez «  africaines  »…

C&  : C’était à Johannesburg?

Bopape  :C’était à Durban.  Je suis allée ailleurs et j’ai vendu mes peintures…

C&  : A propos de vente: serait-il possible de réitérer votre installation très complexe exactement de la même façon  si un collectionneur en achetait une?

Bopape  : Dans de nombreux cas, c’est impossible car c’est tout simplement trop compliqué ou l’espace est différent. Cela me fait un peu penser à moi quand je raconte quelque chose mais que je ne suis plus capable de redire la même chose exactement de la même façon. Les musiciens sont capables de le faire en quelque sorte… chaque interprétation live est toujours unique.

C&  : Dans votre travail, il est toujours question de collage, d’emballage, d’utilisation de voiles et de couches. Et même si vos «  espaces  » ont l’air bizarre, surréel, fini ou infini: ils donnent toujours l’impression d’être des espaces confortables et personnalisés parce que c’est vous qui y avez réuni  tous ces détails.   

Bopape  : Je ne sais pas, je ne pourrais pas vivre avec mes œuvres, je ne supporte pas qu’elles soient proches de moi. Je ne trouve pas que mon travail est paisible. J’ai l’impression qu’il me dérange toujours. Il me touche trop, tout simplement.

C&  : Ce qui est intéressant, c’est que votre travail semble être très personnel dans le fait de réunir tous ces différents objets. Cela implique un sens marqué du goût personnel et de la prise de décision. Mais d’autre part, vous êtes toujours déguisée même lorsque vous apparaissez dans vos vidéos, en secouant votre tête ou en faisant différentes sortes de mouvements dans l’espace…

Bopape  : D’un côté, mon travail est très personnel mais de l’autre, il ne l’est pas vu que j’essaie toujours de créer une certaine distance. Si j’interviens dans mes vidéos, je veux changer quelque chose à mon apparence, la modifier, créer une certaine distance par rapport à elle et ressentir un éloignement… D’une certaine manière, j’essaie d’être là sans être là. Quant au goût personnel, il s’agit toujours en quelque sorte d’une fiction …

C&  : Un peu comme vous l’avez dit au début, c’est comme être au centre sans vraiment y être puisque le centre n’est jamais à un seul endroit. 

Bopape  : Récemment, j’étais assise à côté d’une femme originaire de Corée dans un bus entre Amsterdam et Londres. Elle ne parlait pas un mot d’anglais et je ne parle pas coréen, nous avons donc fini par deviner les choses que nous avions en commun  : «  Vous connaissez Macy Gray? Vous avez déjà été à New York?  ». En fait il s’agissait de sujets universels dont des gens venus de partout dans le monde avaient probablement déjà entendu parler : de la chute du mur de Berlin à la Coupe du monde 2010 en Afrique du Sud. Quand on considère mes installations, elles ont l’air fragile et il semble facile de les effacer mais elles essaient toujours de concentrer toutes les expériences qui ont lieu parallèlement, du moins à un moment précis.

 

Dineo Seshee Bopape est née en 1981, elle a remporté le prix  MTN New Contemporaries Award en 2008 et le Columbia University Toby Fund Award en 2010.

Ses oeuvres sont actuellement visibles dans l’exposition «The Progress of Love », une collaboration entre la Menil Collection de Houston, le Centre for Contemporary Art de Lagos, et la Pulitzer Foundation for the Arts de St Louis. 

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Propos recueillis par Julia Grosse

 

 

 

 

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