C& a rencontré le duo d'artistes kényan–allemand pour discuter de leur processus créatif, de leur identité fusionnée et de la création d'œuvres qui « transcendent les différences ».
Depuis des siècles, les pays germanophones forment un espace où s’origine une riche production culturelle Noire, aussi hétéroclite que ces différentes régions. Dans cette série, nous présentons des artistes de générations diverses qui entretiennent des liens étroits avec ces territoires géoculturels. Ici, nous discutons avec le duo d’artistes Mwangi Hutter.
Contemporary And : Votre processus artistique a évolué au fil des décennies et a été accueilli notamment à Venise, Cassel, São Paolo, Johannesburg et Tokyo. Quelles expériences ont façonné votre travail ? Les réactions du public sont-elles différentes selon ces différents lieux ?
Mwangi Hutter : Il y a tellement de choses à dire ! C’est en 2000 que nous avons rencontré pour la première fois le terme « art africain contemporain ». Nous avons participé avec trois artistes d’Afrique et de la diaspora africaine à une exposition en Allemagne qui a ensuite été présentée à la biennale de São Paolo. Dès lors, nous avons pris conscience de l’importance de travailler avec des collègues animé·es du même désir d’initier de nouvelles plateformes pour les productions artistiques issues de toutes les régions d’Afrique. Ensemble, nous souhaitions ouvrir de nouveaux espaces et, plus généralement, élargir le discours sur les pratiques artistiques du monde entier.
Au même moment, nous avons pris conscience de notre double identité, qui, dès le départ, n’était pas un concept abstrait, mais bien une réalité vécue.
Nous passons d’un médium à l’autre, toujours à la recherche de la manière optimale d’exprimer notre expérience et notre compréhension du monde. La performance dans les espaces publics est particulièrement pertinente pour notre pratique dans les villes africaines, où elle permet de toucher de nouveaux publics grâce à un engagement direct et interactif. Travailler avec nos quatre enfants est une façon de conjuguer l’art avec l’immédiateté de la vie. Les créations réalisées dans le calme de notre atelier révèlent les aspects les plus intérieurs et intimes de notre œuvre. Quant aux différents lieux où l’on nous invite à présenter ce travail, le public, d’espaces et de contextes différents, le perçoit et l’évalue en fonction de son propre point de vue, ce qui, pour nous, est toujours fascinant à entendre et à apprendre, toutefois les personnes arrivent souvent à des interprétations similaires, fondées sur l’universalité de l’expérience humaine.
C& : Comment est née l’idée d’une identité fusionnée au sein de votre collaboration artistique ? Pourriez-vous nous en dire plus sur votre processus de création ?
MH : Notre première rencontre a eu lieu pendant nos études, dans le cours dédié aux nouveaux médias à l’université allemande d’art et de design HBKsaar, et ce fut une connexion immédiate et explosive entre deux âmes sœurs. Nos parcours et nos expériences étaient très différentes, mais il existait une grande convergence dans notre façon de voir les choses et nos aspirations. Et nous sommes tombé·es en amour. Nous passions le plus clair de notre temps ensemble, à concevoir, discuter et faire de l’art. Dans nos créations et expositions respectives, nous nous inspirions mutuellement des qualités et des compétences de l’autre pour nourrir notre travail.
Nous trouvions des idées pour placer le corps de l’autre dans différents contextes à l’intérieur de vidéos, de photographies et de performances. Il est devenu alors de plus en plus difficile de séparer nos deux positions, impossible de garder « l’autre » en dehors de notre discours personnel. Un jour, l’un d’entre nous s’est réveillé·e d’un sommeil agité de rêves cauchemardesques, hantés par des situations de poursuites et d’isolement. En y réfléchissant, nous avons conclu que la réponse à de nombreuses problématiques liées à l’altérité, à la discrimination et à la violence que nous interrogions dans notre pratique serait de proposer une vision unifiée. Ce jour-là, au début des années 2000, nous avons fusionné nos biographies et lancé le projet d’une présence en tant qu’artiste unique.
Notre collaboration nous a permis de comprendre que l’identité est une construction, qu’elle soit personnelle, nationale, historique ou autre. En général, lorsqu’une nouvelle idée est appréhendée puis intégrée, il est surprenant de constater à quel point des notions profondément enracinées peuvent être bouleversées. Nous faisons personnellement l’expérience de l’atténuation et de la perte de terrain des concepts de « moi » et de « toi », le point de vue et la réalité de « l’autre » étant incorporés directement au sein de notre propre perspective. Il en résulte un sentiment d’unité, un changement de sens et de compréhension de soi. Et plus d’humour !
Nous réfléchissons également à des idées autour de l’amour romantique. Nous observons qu’un grand nombre des normes transmises par l’éducation et l’omniprésence médiatique véhiculent une compréhension plutôt limitée du « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». La qualité d’un flux constant de compréhension, de communication et d’énergie fertile et débridée, grâce auquel les partenaires peuvent s’épanouir et s’entraider, est subtilement variable et directement liée aux expériences et à la constitution de chaque personne. Tout récemment, notre fille a dit au sujet de notre travail en commun : « C’est votre propre langage amoureux. » C’est tout à fait juste, bien que notre pratique aille au-delà. Lorsque nous peignons ensemble, c’est notre façon d’être en amour ; créer ensemble, c’est comme faire l’amour. C’est un acte tout aussi joyeux de donner, de prendre et de partager.
C& : Vous réfléchissez aux notions de race et de genre et, à travers vos performances, vous les abordez sous un angle qui « transcende les différences ». Pouvez-vous nous parler de cette approche à la fois très politique et personnelle ?
MH : Nos premiers travaux, que nous qualifions d’« approximation », dénonçaient l’injustice sociale, des formes les plus manifestes aux moins visibles de discrimination. En interrogeant les espaces publics et en nous confrontant à nos propres limites corporelles, nous affirmons que le politique est personnel et l’intervention individuelle est porteuse de changement social et politique. Nous vivons à une époque où les activités sociales, économiques, politiques et les technologies de communication sont extrêmement interdépendantes. On semble prendre conscience que l’harmonie devrait être rétablie, que l’égalité devrait être la norme, que la justice devrait prévaloir. Ce qui manque encore, c’est de savoir comment, et la capacité de mettre en œuvre infailliblement ces idéaux pour qu’ils deviennent réalité. Les méthodes développées dans notre pratique visent à combler cette lacune. Nous effectuons des recherches sur nous-mêmes afin de développer la connaissance de soi, ce qui nous permet de dépasser les limites apparentes.
Mwangi Hutter, Eastleigh crossing, 2003. Performance. Courtesy the artists.
C& : Il est très émouvant de voir à quel point vous vous dévoilez lors de vos performances. Votre cheminement artistique est-il aussi un processus de guérison ?
MH : Oui, d’une certaine manière. La représentation de la personne sert toujours à représenter la condition humaine, en illustrant les principes universels communs. De même, toutes les actions et tous les processus extérieurs auxquels nous nous livrons en toute conscience – dans notre cas, la création d’œuvres d’art, les voyages, les expositions et les discours publics sur nos préoccupations et nos efforts – permettent de clarifier et d’unifier notre santé émotionnelle, mentale et spirituelle élémentaire. En traitant nos névroses existentielles, nous pourrions accéder à une raison humaine innée sous-jacente. Mais elle reste souvent masquée par des couches flagrantes et d’autres plus subtiles d’habitudes, de doutes et de peurs liées à une incapacité présumée, ainsi que par des traumatismes enfouis causés par des déceptions et des injustices passées. Mais si nous commençons à nous appuyer sur le moment présent, à nous y reposer et à l’explorer de manière généreuse, joyeuse et dévouée, nous pouvons alors commencer à nous délester de ce qui nous entrave. La guérison en est le résultat naturel.
C& : Que pensez-vous du concept de responsabilité universelle, qui se trouve au cœur de votre travail ?
MH : La responsabilité universelle consiste à prendre soin de ce qui se trouve juste devant nous. Il n’y a pas grand intérêt à pousser des cris dans d’immenses forêts et à se lamenter que personne ne nous entende. Les efforts que chaque individu doit fournir commencent au plus près de soi : dans son propre corps et son esprit. Dans le dévoilement de l’inconnu intime !
C& : En plus d’utiliser vos propres corps comme médiums, vous faites appel également à l’imagerie, au son et à des matériaux naturels, tout en considérant votre public comme une salle de résonance immédiate. Avez-vous une intuition de la façon dont le public perçoit ces éléments ? Comment établissez-vous ce lien avec ce dernier ?
MH : Il existe une conversation continue avec le public, sans lequel il n’y aurait pas de fondement ou de besoin de communiquer à travers l’art. Chaque aspect de la matérialité avec laquelle nous nous engageons constitue une pièce de puzzle d’une image plus vaste qui se précise grâce à l’expérience de l’ensemble des personnes qui entrent en contact avec l’œuvre d’art. C’est une danse, un jeu de signaux entrelacés, donnés et reçus, qui permet à l’œuvre de se développer au fil des années de notre existence et au-delà. Chaque invitation à exposer, chaque texte écrit sur l’œuvre, chaque visionnage et commentaire façonne l’émergence de la double source initiale et la rencontre collective selon une boucle infinie. C’est d’autant plus passionnant que nous avons la chance de pouvoir présenter notre travail à des publics du monde entier. Chaque personne et chaque groupe possède des expériences personnelles et culturelles différentes, apportant sa propre saveur à la table de notre festin commun. Le public écoute peut-être les voix qui retentissent dans nos performances et installations, des sons qui percent le cœur et résonnent avec l’âme. Il pourrait être témoin de la recontextualisation de nos corps à travers des œuvres vidéo et photographiques. Ou encore explorer les pierres, la terre, la jute, la cire, les métaux et les peintures que nous utilisons : comparer, associer et s’interroger. Ce sont autant d’occasions où l’œuvre prend vie, où la matière rencontre l’esprit et vibre jusqu’à émettre du sens, qu’il s’agisse de converser avec les membres d’un public à Nairobi sur la représentation du corps et de décortiquer une certaine réticence postcoloniale à l’égard de la nudité, ou de se pencher sur les points communs entre l’histoire de la guerre en Allemagne et au Japon à Tokyo, ou encore de parler d’amour érotique à Paris ou du corps Noir politisé à New York. Notre corporalité et les matériaux avec lesquels nous travaillons constituent la toile sur laquelle nous nous interrogeons collectivement à propos de l’existence humaine telle qu’elle est : une manifestation éphémère en constante évolution, riche en possibilités de révéler les vérités sous-jacentes de notre véritable nature.
Visionnez la performance « The Cage » de Mwangi Hutter en cliquant ici.
Ingrid Mwangi est née en 1975 à Nairobi et Robert Hutter en 1975 à Ludwigshafen. En fusionnant leurs noms en un seul, Mwangi Hutter affirme sa conception d’une personne artiste unique issue de deux entités. Mwangi Hutter utilise la vidéo, le son, la photographie, la performance, la peinture et la sculpture, souvent exposées sous forme d’installations mixtes.
Entretien réalisé par Leonie Döpper et Theresa Sigmund.
Traduit par Gauthier Lesturgie.
"AUF DEUTSCH"
DERNIERS ARTICLES PUBLIÉS
More Editorial