Toute une génération de la société civile soudanaise s’est retrouvée à Charjah, aux Émirats Arabes Unis, le temps d’un week-end marathon pour rouvrir un débat de longue date.
Toute une génération de la société civile soudanaise s’est retrouvée à Charjah, aux Émirats Arabes Unis, le temps d’un week-end marathon pour rouvrir un débat de longue date.
Baptisé « Modernity and the Making of Identity in Sudan: Remembering the Sixties and Seventies », ce règlement de compte de onze heures fut l’occasion de consacrer « l’âge d’or » culturel du Soudan et une génération d’auteurs et d’artistes qui se font aujourd’hui témoins de la promesse éclatante de cette période, mais aussi des déceptions sans fin survenues au cours des décennies passées. L’étendue et l’ambition de ces débats ont fait de cet événement un moment qui fera date. Pour la première fois, un nombre important des principaux protagonistes de cette période se sont retrouvés avec leurs interlocuteurs autour de la même table. Ensemble, ils ont pu réfléchir à l’orientation critique de leurs carrières respectives et à cette époque pendant laquelle la possibilité (ou l’impossibilité) d’une identité soudanaise moderne et cohérente avait été posée comme postulat – au nom d’une réconciliation des identités « africaines » et « arabes » du pays.
L’âge avancé de certains des participants les plus influents de cette génération menaça d’entraver les efforts déployés en matière de documentation et de débat. Les organisateurs réussirent néanmoins à extorquer chaque minute de ce symposium de deux jours et demi composé d’environ quarante communications et présentations s’intéressant à l’histoire du film, du théâtre, du cinéma, de la musique et des arts visuels de cette période. J’ai rencontré des personnes que je ne connaissais autrefois qu’à travers des livres ou sur les murs des musées ; les contours d’une conversation de plusieurs décennies se sont dessinés devant mes yeux en temps réel. Le moment le plus poignant de cet événement fut très certainement l’intervention de Mohammed El Makki Ibrahim, auteur du célèbre poème « Ummati » (Ma Nation) écrit en 1969, qui lut certains de ces poèmes sur scène pendant que le public récitait en harmonie les mêmes mots. Les présentations solo charismatiques des artistes Kamala Ibrahim Ishag et Amir Nour, mais aussi du directeur de théâtre et dramaturge Shawgi Izzeldin Elamin, ont suscité, elles aussi, l’ovation et la gratitude du public.
Pour autant, cette oraison se fit par moments accusatrice : le succès du symposium rappela amèrement les échecs de certaines personnes de l’assistance qui, pensaient-elles, auraient pu faire la différence plus tôt. « C’est ainsi qu’ils aurait dû diriger le pays », fit remarquer le caricaturiste politique Khalid Albaih pendant une pause café. En effet, ce sentiment se fit écho des réflexions partagées par certaines des personnes à qui j’ai parlé et, pour qui, l’histoire contemporaine de la violence soudanaise peut être en partie imputée à l’incapacité des intellectuels à formuler de manière heureuse leur compréhension d’une identité soudanaise moderne. « Il est désormais largement acquis que le problème de l’identité culturelle et politique du Soudan est l’une des causes les plus profondes des crises soudanaises qui ont paralysé le pays depuis son indépendance en 1956, pour la plonger ensuite dans la plus longue guerre civile de toute l’Afrique », écrit Mohamed Abusabib, un autre participant, au début de son ouvrage Art, Politics and Cultural Identification in Sudan paru en 2004. La sécession du Soudan du Sud en 2011 provoqua sans nul conteste l’effondrement final de tous ceux qui aspiraient à une nation et à une identité nationale. À cet égard, les enjeux pouvaient difficilement être plus élevés.
Les grandes lignes de la périodisation qui encadrèrent le symposium démentirent un certain nombre de dates plus spécifiques. De nombreux participants pointèrent du doigt la révolution d’octobre de 1964, la désignant comme point de départ inaugural d’une relative stabilité et d’une gouvernance laïque, quoique de courte durée. Il fut en revanche plus difficile de définir un point final qui, sans porter de date précise, se résumerait peut-être plutôt à une confluence d’événements qui aurait culminé non seulement par la consolidation du pouvoir aux mains d’un gouvernement islamiste autoritaire, mais aussi par l’intensification de la guerre civile dans les années 80. À une exception près – à savoir l’étude curieusement dépolitisée de Hassan al-Turabi et son interprétation « monothéiste » de l’identité et de la culture –, ce cadre de réflexion mit de côté toute considération visant à déterminer dans quelle mesure la règle islamiste du Soudan avait nourri la politique culturelle. Entre 1964 et les années 80, bon nombre des participants au symposium occupait des postes élevés dans le gouvernement ou avait fait l’objet de persécutions, en prison, en exil forcé ou par d’autres moyens (ou qui avait connu autant de faveurs que de disgrâces).
Dans l’ensemble, ce symposium prit les atours d’une conversation étendue à l’intérieur d’un réseau de personnalités qui s’étaient déjà rencontrées plusieurs années auparavant et connaissaient le travail des uns et des autres. C’est peut-être donc naturellement que quelques tentatives essayèrent de reconfigurer ou de rendre explicites certaines périodes plus larges et certaines relations (par exemple, la relation entre la célèbre École de Khartoum des artistes visuels et l’École littéraire de la Jungle et du Désert [Madrasat al-Ghaba wa-l-Sahra’]) – comme les organisateurs en avaient fait la promesse. Pendant que certains intervenants ressassaient des litanies d’évènements historiques importants, d’autres présentèrent des lectures approfondies de travaux littéraires particuliers, liés à une personnalité importante, ou abordant des problématiques majeures situées entre l’« identité » et la « modernité » du Soudan. Le rythme et l’intensité des débats ne réclamèrent rien de moins que l’attention totale du public. Une batterie de présentations très denses de quinze minutes couvrit un large continuum de sujets pour, parfois (m’a-t-on dit), se pimenter de références codées réveillant des querelles encore endormies.
D’autres facteurs de différence et de désaccord se firent plus explicites. Un fossé générationnel distingua ceux pour qui l’état post-colonial était l’unique cadre possiblement viable dans lequel développer les institutions culturelles (tout en convenant, parfois, de ses conséquences funestes), de ceux qui recherchaient activement d’autres options. Fait révélateur, seul le fondateur d’un espace artistique important de Khartoum – qui fit un lien facile avec le statu quo actuel – sembla se dispenser des désagréments occasionnés par l’auto-interrogation et la critique intellectuelle. A contrario, il utilisa le temps qui lui était imparti sur scène pour projeter une vidéo promotionnelle de son lieu d’exposition destinée, vraisemblablement, à ses potentiels collecteurs de fonds, et esquiva les questions pointues du public qui s’intéressaient à son accumulation de ressources et à sa manière d’exclure les jeunes artistes.
Deux refrains ponctuèrent le cours des choses pendant ces trois jours passés à Charjah : un appel à l’auto-critique et l’annonce d’un renouveau pour le discours et la pratique culturels au Soudan. Bien entendu, les organisateurs rassemblèrent plusieurs éléments dans l’idée d’établir un réseau de grande envergure intergénérationnel et pluridisciplinaire, sans perdre de vue pour autant des plans bien précis pour l’avenir. Cet évènement servira en effet de plate-forme à une série d’expositions et de publications coproduites par la Sharjah Art Foundation, sous la direction de Sheikha Hoor al-Qasimi, et l’Institut des modernités comparatives de l’Université de Cornell, dirigé par l’historien de l’art Salah Hassan. La probabilité de voir l’événement devenir un catalyseur au service d’initiatives en devenir sembla au moins remporter le suffrage de certains participants qui néanmoins doutèrent de la possibilité de voir le débat « reprendre sa place » au Soudan. Dans l’intervalle, les arguments les plus probants au profit d’une autoréflexion furent donnés par des jeunes écrivains et artistes présents qui témoignèrent de l’urgence d’un questionnement moral et d’une prise de position intellectuelle.
Dans les quinze minutes qui lui firent consacrées, Stella Gaitano renvoya adroitement le binaire pesant Nord-Arabe/Sud-Africain à une réflexion pénétrante de sa condition de « Sudanaise du Sud » qui écrit en arabe. Née à Khartoum et diplômée de l’Université de Khartoum en 2006, Stella Gaitano quitta la ville après 2011 pour rejoindre Juba, capitale du Soudan du Sud. Malgré son histoire personnelle, elle nota, non sans un certain humour, l’étonnement régulièrement manifesté par certaines personnes, surprises de sa capacité à écrire en arabe. Jamal Mahjoub, écrivain et critique littéraire, lui emboita le pas et conclut la série d’interventions en se décrivant lui-même comme un Soudanais d’origine nubienne qui pensait, parlait et écrivait en anglais. Il avait quitté le Soudan avec sa famille dans les années 80, à une période qui, selon lui, témoignait bien des revirements qui avaient effacé d’un trait ce que la génération de ses parents avait bâti. Les organisateurs du symposium firent de Gaitano et de Mahjoub les représentants d’un présent culturel. Si l’on prend cette proposition au sérieux, le « présent » ne se situe donc plus exclusivement à Khartoum, mais aussi à Juba et dans les nombreuses capitales de la diaspora, et pourquoi pas aussi à Charjah, où un nombre d’intellectuels soudanais de la génération 1960-1970 occupèrent des postes importants dans le secteur culturel. Le présent est également critique sur le rôle joué par l’« identité » dans sa manière de façonner le discours et la pratique culturels, et dans sa réticence à admettre les inconsistances et la violence inséparables de sa logique binaire. Une fois les interventions terminées, tous les participants montèrent sur scène le temps d’une séance photo. Le débat se prolongea pendant un moment. Le public se leva avec reconnaissance pour les applaudir. Comme pour un rappel en hommage au passé irréfutable, même contesté, « moderne » et un salut à ceux qui dessinent son présent en dehors des lignes prescrites par les institutions étatiques.
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