Zina Saro Wiwa possède de nombreux talents. Elle travaille entre New York et Port Harcourt — où elle a installé sa galerie Boy’s Quarters Project Space — et a déjà endossé des rôles multiples, de journaliste pour la BBC à cinéaste, artiste et commissaire d’expositions. Elle a parlé à C& de l’exposition en cours au Boy’s Quarters Project Space, qui fait dialoguer l’écologie et le féminisme. Elle explique aussi comment l’activisme et le fait de ré-imaginer son environnement ont influencé son approche artistique.
Contemporary And : Votre exposition actuelle [en tant que commissaire], Anunu: Notes on the Divine Feminine, aborde la manière dont le féminin et notre spiritualité nous relient à la terre et nous font dialoguer avec le monde naturel. Mais comment pouvons-nous élargir les mouvements environnementaux afin d’y inclure des discussions sur la menace pour nos cosmologies indigènes ?
Zina Saro Wiwa : Je pense que nous le faisons avec un travail artistique, en pensant, recherchant, réalisant de nouveaux objets de contemplation qui possèdent un attrait suffisant pour faire le tour du monde. En réunissant les gens pour discuter. En publiant. Et il est particulièrement important que tout cela ait lieu aux endroits mêmes où les cosmologies disparaissent. Une grande partie de la recherche universitaire sur ce travail est le fait de Non-Africains, mais puisque, de plus en plus, elle se déroule sur le terrain artistique — du moins en ce qui concerne l’enseignement supérieur —, nous pouvons, en tant qu’artistes et conservateurs, mener nos propres recherches et trouver de nouveaux moyens d’exhumer, créer et déployer des connaissances.
C& : La défense de l’environnement est souvent vue sous l’angle occidental. Comment pensez-vous que nous pouvons nous l’approprier ?
ZSW : Je pense qu’il existe aujourd’hui de multiples écologies, ou systèmes de réduction de la pollution ou de préservation de l’environnement, simplement ils sont réprimés ou ignorés, ou alors ils sont actifs dans l’ombre. C’est en partie pour dévoiler ces écologies latentes et explorer le rapport entre le moi et l’environnement que ma galerie existe.Notre exposition actuelle présente la cosmologie igbo et notamment les femmes dans l’État de Kogi. À travers ce travail, nous pouvons commencer à réfléchir au fait que la plupart de nos paysans et des vendeurs de nos marchés sont des femmes, et donc qu’elles sont, en un sens, les gardiennes de la terre. Il existe un rapport entre l’archétype féminin et la manière dont nous entretenons la terre. Exhumer, repenser et redéployer des informations sur nos liens spirituels historiques à la terre et les replacer dans le contexte d’un site qui préserve l’environnement aide à donner forme à notre rapport avec lui et pose la question de là où se trouve réellement l’environnement.
C& : [Dans Anunu: Notes on the Divine Feminine], le travail de Lubee Abubakar montre le fardeau que portent les femmes, tandis que Chioma Ebinama tente de ré-imaginer le féminin à travers la cosmologie igbo et les traditions précoloniales. Pour quelle raison placez-vous ces œuvres en dialogue l’une avec l’autre ?
ZWS : Lorsque j’ai vu pour la première fois le travail de Chioma, j’ai été totalement sidérée et je me suis contentée de dire: « ça sera ma prochaine exposition ». Quant à Lubee, cela faisait deux ans que nous échangions sur son travail. Je suis très heureuse d’avoir ces deux femmes artistes dans notre espace. C’est une nouvelle affirmation de mon engagement pour mettre en valeur l’archétype féminin dans le delta du Niger hyper-masculin et psychologiquement déséquilibré.J’adore la manière dont ces deux œuvres constituent des lettres d’amour aux femmes et à leurs vies, dont elles rendent hommage au plus banal et reflètent le spirituel. Le travail de Chioma traite de la part spirituelle dans la vie féminine, tandis que Lubee met en scène des « négatifs » d’images vidéo couleur à la nature véritablement fantomatique. Je trouve que leurs œuvres se rehaussent l’une l’autre et touchent à cette couche spirituelle sous-cutanée de l’existence, qu’elles expriment de manières différentes, mais complémentaires.
C& : Le documentaire, le rituel et la performance se croisent dans vos œuvres. Mais qu’est-ce qui se prête à votre processus narratif et artistique dans la performance ?
ZSW : J’ai réalisé des œuvres sur le fait de pleurer, d’embrasser, de prier et de manger. Ce sont des activités courantes, mais je pense que le quotidien a quelque chose de transcendantal lorsqu’il est vu sous un certain angle d’une manière très particulière. Je crois que ces activités de tous les jours comprennent une information, une narration et une chorégraphie basée sur les émotions qui contournent notre cortex frontal.
C& : De votre travail sur les ananas à la série Table Manners, pourquoi la nourriture est-elle un élément aussi important de votre production artistique ?
ZSW : Je ne suis pas une artiste culinaire au sens où l’est quelqu’un comme Jennifer Rubell et je n’utilise pas l’art comme média sculptural. Mais je m’intéresse à sa consommation, sa socialisation et ses propriétés spirituelles ou cosmiques.Alors peut-être que c’est dans les performances autour de la nourriture que je trouve l’information. Dans le delta du Niger par exemple, nous n’exerçons qu’un contrôle très limité sur l’extraction du pétrole, tandis que l’agriculture reste notre domaine et une partie importante de notre réadaptation. C’est pourquoi la nourriture a été pour moi un espace utile pour réfléchir au pouvoir, réexaminer les passés et ré-imaginer les futurs.
C& : Certains éléments et thèmes de l’exposition concernent le fait de ré-imaginer la féminité. Vous avez parlé autrefois de ré-imaginer un delta du Niger au-delà de ses traumatismes. Pourquoi la ré-imagination est-elle importante pour vous ?
ZSW : La ré-imagination consiste à reconquérir le pouvoir et un certain contrôle psychologique sur son identité, sur son avenir. En cas de persécution, mon instinct m’a toujours dicté de revenir aux bases et d’utiliser son moi entier, son imagination pour formuler un nouveau moi. Pour ne pas laisser le monde ou un assaillant ou un évènement atroce vous dire qui ou ce que vous êtes, mais pour exprimer au monde sa vérité à soi aux multiples facettes. Je pense que j’ai toujours essayé d’échapper à l’emprisonnement basé sur l’identité pendant toute ma carrière. Je ne pense pas que l’on puisse développer une forme saine de moi à partir d’une identité étroitement basée sur la persécution. Un traumatisme est toujours une tragédie qui fait partie des vies de bon nombre d’entre nous, mais s’il devient toute notre identité, il nous possède entièrement et il n’y a aucun espace pour grandir. C’est pourquoi le processus de transcendance et de renouvellement consiste en partie à demander : « qui êtes-vous hors du traumatisme ? ».
C& : Pensez-vous que vous devez ré-imaginer vous-même votre identité créative ?
ZSW : En devenant une artiste, j’ai été contrainte de la ré-imaginer. Je ne devais plus demander la permission pour ma production créative, ni pour adapter mon travail à un format prédéterminé. Malgré tout, je continue de lutter avec mon identité d’artiste. C’est une gageure de me demander à moi-même de me ré-imaginer en tant que créatrice. Pourtant je dois le faire en permanence, au fur et à mesure que les nouvelles œuvres que j’invente imposent de nouvelles questions.
C& : Pourquoi est-ce important pour vous d’avoir le Boys Quarters Project Space à Port Harcourt ?
ZSW : C’est surtout à cause de mon histoire personnelle et de mes liens avec Port Harcourt. La ville a été le théâtre d’un grand activisme depuis le début des années 1990, autour des questions les plus urgentes à propos du delta du Niger. Nous devons élargir et approfondir ce mouvement en favorisant une autoréflexion sérieuse en profondeur. Je pense que nous avons quelque chose de très spécifique à partager avec le reste du monde, pas seulement du fait de l’histoire récente tragique, mais aussi en raison de nos histoires ethniques et culturelles uniques et extrêmement variées. Il se passe déjà tant de choses à Lagos et la ville a toujours été un grand centre cosmopolite. Nous avons besoin de lieux d’activation culturelle dans d’autres parties du pays.
L’exposition Anunu: Notes on the Divine Feminine, œuvres de Chioma Ebinama et Lubee Abubakar, commissariat de Zina Saro-Wiwa, peut être vue au Boys Quarters Project Space jusque mai 2019. www.boysquartersprojectspace.com
Zina Saro-Wiwa travaille essentiellement avec la vidéo, mais aussi la photographie, la sculpture, le son et la nourriture. Elle vit et travaille à Brooklyn (New York), tout en gérant une agence dans la région du delta du Niger, au Nigeria, où elle a fondé la galerie d’art contemporain Boys’ Quarters Project Space dont elle organise régulièrement des expositions.
Wana Udobang est une journaliste free-lance basée au Nigeria, une poète et auteure de films documentaires, dont le travail se situe à l’intersection des droits des femmes, de la justice sociale, des services médicaux, du changement climatique, de la culture et de l’art.
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