De la théorie à l’exil, en passant par son projet d’exposition et le marché de l’art, Nidhal Chamekh aborde divers aspects de sa vie et de son approche de la création artistique dans cet entretien.
Imen Zarrouk : « Et Si Carthage… » est l’exposition inaugurale de la nouvelle galerie de Selma Feriani à la Goulette, d’une superficie de 2000 m2. L’avez-vous appréhendée et comment l’avez-vous abordée ?
Nidhal Chamekh : Il y a deux ans, le projet « Et Si Carthage… » a pris forme alors que la galerie n’était encore qu’un concept embryonnaire dans l’esprit de la galeriste.
Le processus créatif s’est déployé au gré de la production des œuvres et des discussions qui ont éclairé mes choix. Une conversation avec mon confrère et ami Atef. M., qui avait déjà visité la galerie, a soulevé des interrogations sur sa hauteur imposante, lui conférant une aura quasi religieuse. Cela a engendré un choix crucial entre une approche in situ, confrontant directement l’œuvre à l’espace, et une approche plus pragmatique que nous avons finalement adoptée, centrée sur « le bas », plus terre à terre, évoquant l’idée de ruines.
Les niveaux de la galerie ont été pensés comme des « plans de lecture », avec un premier espace à l’entrée dédié aux œuvres et productions, en parallèle à l’espace supérieur, lieu d’exploration des idées, influences, références, et autres éléments accompagnant le projet, tels que la recherche et la musique. Le sous-sol, consacré à la vidéo, se transforme en un espace d’archives, renfermant ce qui est enfoui et ce qui réside dans les soubassements. Même le film de Jean-Denis Bonan, réalisé en 2006, est interprété comme un document d’archives.
IZ : Que raconte « Et si Carthage… » ?
NC : « Et si Carthage… » explore des obsessions récurrentes liées à ma vision du monde, une thématique présente dans presque toutes mes œuvres. Fondamentalement, le projet cherche à offrir une lecture alternative du passé, remettant en question la conception linéaire de l’Histoire enseignée à l’école. Mon approche s’inspire de Walter Benjamin, marxiste et anti-linéaire qui explore comment le passé peut hanter le présent de manière fantomatique et influencer notre réalité. Le projet interroge également la façon dont le présent résonne avec le passé, créant un rappel constant.
IZ : Selon Deleuze, « en art […], il ne s’agit pas de reproduire ou d’inventer des formes, mais de capter des forces ». Dans votre pratique artistique, comment interprétez-vous cette idée ?
NC : Oui, je suis familier avec cette citation de Deleuze qui explore la captation des forces et les lignes de fuite. Walter Benjamin aborde des idées similaires, notamment avec ses « images dialectiques », une notion quelque peu obscure qui m’interpelle, laissant place à diverses interprétations. Adorno, dans Minima Moralia, évoque également ces idées benjaminiennes.
Personnellement, je suis davantage intéressé par la conflictualité que par les résolutions. Le projet de l’exposition explore cette tension entre des thèmes en apparence disparates tels que l’Antiquité, la question coloniale et les défis contemporains de la migration. L’exposition cherche à trouver le fil de tension entre eux, soulignant que Hannibal peut parler aux exilés d’aujourd’hui, et les exilés d’aujourd’hui peuvent converser avec les colonisés d’hier.
Dans ma démarche artistique, je me dirige instinctivement vers des terrains peu explorés. Un exemple significatif réside dans ma réflexion initiale sur les influences africaines sur l’art et la culture romaine pendant l’Africa romana. Cette interrogation, que je percevais comme naïve, mettait en lumière le manque d’attention des historiens de l’époque en raison de la nécessité d’entreprendre un processus de décolonisation dans les études et l’archéologie.
IZ : Comment conciliez-vous votre engagement artistique, vos critiques du capitalisme dans le domaine artistique, tout en étant représenté par une galerie prestigieuse ? Comment gérez-vous les critiques et maintenez-vous votre intégrité artistique dans cette situation complexe ?
NC : La crainte de m’embourgeoiser me pousse à redoubler d’efforts pour maintenir un certain équilibre, en demeurant engagé au sein de collectifs et d’organisations malgré les contraintes de production incessantes imposées par le monde de l’art. Je garde une distance maximale avec la classe dominante, en privilégiant des liens avec les techniciens et en préférant le côté manuel de ma pratique aux mondanités. Inspiré par des artistes tels que Francis Alÿs et Jannis Kounellis, je forge mes propres modèles, même si cela peut entraîner des pertes d’opportunités.
IZ : Comment décririez-vous le mieux votre situation en tant que Tunisien établi à Paris ? Vous considérez-vous davantage comme un exilé, un migrant ou un citoyen du « Tout-Monde » ?
NC : Un citoyen du « Tout-Monde », avec des réserves sur ce concept souvent utilisé de manière libérale. L’idée d’exil m’attire davantage, non pas dans sa définition administrative, mais plutôt dans ses dimensions existentielle et politique. Le terme « exiliance» , tel que proposé par Alexis Nouss, englobe une diversité de personnes, des migrants aux sans-papiers, créant une vaste communauté d’exilés. L’exil peut être vécu de différentes manières – culturelle, politique ou existentielle.
L’exil n’est pas limité à ceux qui partent physiquement ; ceux qui restent peuvent également le vivre, comme décrit par Jacques Rancière. La notion d’exil demeure organiquement anti-néolibérale, contredisant l’individualisme, car elle nécessite souvent une communauté fondée sur l’entraide et le partage, que ce soit dans la migration légale ou irrégulière. L’exil, en tant qu’expérience, est intrinsèquement communautaire, réfutant l’individualisme souvent associé à ceux qui partent.
IZ : Votre exploration de l’histoire coloniale africaine, souvent comparée à celle d’un archéologue, implique une réécriture du récit historique en donnant la parole aux « vaincus ». Comment conciliez-vous cette approche sérieuse avec votre côté joueur, fantasque et enfantin, où votre imagination prend le dessus ?
NC : Archéologue, je ne pense pas… J’aime bien fouiller, mais c’est un peu comme lorsque j’étais enfant et que je prenais un jouet pour le démonter. C’est une inclination que je garde depuis toujours. Il y a aussi un côté geek, car je suis passionné par des choses qui ne se voient pas nécessairement dans mon travail. Si un nouveau logiciel peut être utile, je peux passer un mois à le rechercher.
Chez ceux que vous appelez les « vaincus » et que j’aime appeler les « perdants », il y a une forme d’intelligence qui me touche profondément, celle du bricolage avec ce qu’il y a, une pratique courante chez les moins privilégiés du « Global South », que ce soit en Tunisie ou ailleurs en Afrique.
IZ : Le temps passe vite, et près d’une décennie s’est écoulée depuis votre participation à la 56e édition de la Biennale de Venise, intitulée « All The World’s Futures ». Que retenez-vous de cette expérience ?
NC : Je vais revenir un peu en arrière, car sans la Biennale de Dakar, il n’y aurait pas eu celle de Venise, que ce soit pour moi ou pour d’autres de ma génération. La Biennale de Dakar était spéciale, avec trois commissaires de contextes géopolitiques très différents. Il y avait une diversité de pratiques, d’approches et de parcours inégalable.
Ce qui était fort dans la Biennale de Venise allait au-delà de son aspect politique et de la forte présence africaine. C’était la condensation de jeunes talents, et jusqu’à aujourd’hui, le nombre d’artistes entre 25 et 35 ans présents lors de cette édition n’a pas été dépassé. Okwui Enwezor avait pris beaucoup de risques, faisant participer des profils inhabituels.
IZ : Pour finir, de quoi rêve Nidhal Chamekh ?
NC : D’un point de vue artistique, j’aspire à accéder à une situation plus confortable avec un atelier plus spacieux. Malgré les contraintes du marché de l’art, je préfère prendre mon temps et produire à un rythme lent. Mon désir absolu est de créer encore plus lentement, de disparaître, de m’affranchir de la contrainte de la visibilité.
Je souhaite également consacrer davantage de temps à l’engagement politique et culturel, tant en Tunisie qu’en France.
Et Si Carthage… ? est exposée jusqu’au 24 mars 2024 à Selma Feriani à Tunis.
Né en 1985 à Dahmani, en Tunisie, Nidhal Chamekh est diplômé de l’École des beaux-arts de Tunis et de l’université de la Sorbonne à Paris. Il continue à travailler et à vivre entre les deux villes. Les créations de Nidhal reflètent l’époque dans laquelle nous vivons. Ses œuvres se situent à l’intersection du biographique et du politique, du vécu et de l’historique, de l’événement et de l’archive. Du dessin à l’installation, de la photographie à la vidéo, les œuvres de Nidhal Chamekh dissèquent la constitution de notre identité contemporaine.
Imen Zarrouk est écrivain et commissaire indépendante, elle a travaillé à la Fondation Kamel Lazaar et a fait partie de l’équipe qui a lancé le B7L9, l’un des premiers espaces d’art indépendants à Tunis, en Tunisie.
HISTOIRES D'EXPOSITIONS
C&’s second book "All that it holds. Tout ce qu’elle renferme. Tudo o que ela abarca. Todo lo que ella alberga." is a curated selection of texts representing a plurality of voices on contemporary art from Africa and the global diaspora.
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