Dans ses photographies et photomontages, l'artiste née à Madagascar s’intéresse aux réverbérations mondiales de la culture africaine.
Depuis une quinzaine d’année, la photographe Malala Andrialavidrazana promène son objectif dans différents pays de l’Océan Indien, d’Asie et d’Amérique latine, pour capter les mutations culturelles des sociétés contemporaines ballotées entre traditions et mondialisation galopante. Avec patience, elle observe les villes, les habitants, les modes de vies et les intérieurs pour en saisir l’envers du décor, et ainsi renverser les clichés. Ses images dessinent alors les contours d’une singularité plurielle à travers la récurrence de motifs, révélant les proximités comme les contradictions. Ses premières œuvres comme d’Outre-Monde (2003) ; Tanindrazana/The Ancestors’ Land (2005) ; ECHOES (from Indian Ocean) (2011-2013) manifestent une prédilection pour une photographie documentaire développée sous forme de série. Figures (2015-en cours), sa série la plus récente, révèle quant à elle une grammaire différente : chaque photomontage se compose de signes et de symboles du passé – cartes précoloniales, billets de banque, pochettes d’albums, timbres – offrant de multiples interprétations pour une lecture du monde toujours renouvelée. Née en 1971 à Madagascar, où elle vécut avant de s’installer à Paris à l’âge de 12 ans, Andrialavidrazana se nourrit de ce mouvement d’un pays à l’autre et d’une culture à l’autre, portant un regard respectueux et sensible pour capter « les moindres frémissements d’une vie sans géographie ni préjugés » pour reprendre les mots de son ami et compatriote, l’artiste Joël Andrianomearisoa. La formation en architecture de l’artiste nourrit sa pratique photographique. En regardant le monde de façon tridimensionnelle, Andrialavidrazana crée à travers ses images de nouvelles formes de circulation. Tout comme les bâtiments, qui étaient à la base conçus pour sortir l’humanité des extrêmes, l’artiste construit des espaces visuels en vue de nous sortir des points de vue extrêmes. À un moment de l’histoire contemporaine où les grandes puissances du monde occidental sont confrontées à une montée du populisme et son corollaire l’essentialisme, cette volonté pour dépasser la peur et les stéréotypes ne pourrait être plus opportune. Dans la présente interview Malala Andrialavidrazana nous parle de la façon dont elle construit ses images, son rapport à l’architecture, au mouvement et à la géographie. Sonia Recasens : Madagascar, joue un rôle très important dans votre parcours. Il semble y avoir un va-et-vient permanent entre l’intime et l’universel, le local et le global, le privé et le public. Des va-et-vient qui disent aussi vos propres mouvements entre Paris, où vous vivez, et Madagascar, la terre de vos ancêtres. Andrialavidrazana : Je suis fière de mon héritage Malgache où la place des femmes et les connections à d’autres cultures sont particulièrement considérables. Mes racines malgaches font partie de ma façon de penser, d’où cet aller-retour. C’est une partie de moi. Et l’autre est très parisienne. Personne n’est parfait… [rires] J’utilise ce double contexte culturel pour passer d’un point de vue à un autre, quand je réfléchis aux possibilités d’évoquer l’altérité, notamment. Missla Libsekal : Vous êtes venue à la photographie par l’architecture. Comment s’est fait ce passage de l’un à l’autre ? Malala Andrialavidrazana : J’ai suivi des cours de photo et de vidéo dans le cadre de mon cursus à l’École d’Architecture de Paris-Conflans au début des années 90. Je ne voulais pas seulement construire des choses, mais aussi écrire et raconter des histoires. Enfant, j’avais mon propre appareil pour réaliser mes photos lorsque je voyageais avec mon père. Il était très pédagogue. Quand nous recevions les tirages, il nous incitait à commenter chaque contenu des images. Apprendre à observer faisait partie intégrante de notre éducation, au même titre qu’apprendre à parler, à lire ou à raconter des histoires… Libsekal : À quel moment la photographie a-t-elle remplacé le carnet de croquis? Andrialavidrazana : Quand j’ai fait un tour du monde en 2003. Il m’a semblé plus pratique de voyager avec un appareil photo plutôt qu’avec dix carnets de croquis. Et je continue, encore aujourd’hui, à prendre des photos de la même façon que si je dessinais, en me concentrant sur les détails. Et je me souviens aussi m’être dit à la fin des années 90, que je ne voulais pas passer ma vie à tracer des lignes sur un ordinateur ! Sonia Recasens : Votre pratique de la photographie se nourrit de votre formation en architecture, mais aussi d’anthropologie, d’histoire et de géographie … Andrialavidrazana : L’architecture est généralement perçue comme la mise en forme de nouvelles idées, en vue d’un monde meilleur. J’ai toujours été convaincue qu’il est possible d’être architecte en faisant usage de matériaux plus légers, et de construire éventuellement avec des images et des mots… Recasens : Pour déconstruire les clichés exotiques sur l’Autre et l’Ailleurs ? Andrialavidrazana : L’exotisme renvoie au contraste entre le monde Occidental et les pays du Sud en voie de développement, qui ne possèdent pas autant de moyens de parler d’eux-mêmes. Lorsque que je le perçois en tant que système de pouvoir, cela fait référence au contexte entre maître et serviteur. C’est le principe commun de l’exotisme. Mais vous savez, quand j’étais enfant, avant de venir en France, l’Europe évoquait pour moi quelque chose de très exotique… Au bout du compte, c’est une question de point de vue qui dépend d’où et à qui vous vous adressez. Libsekal : Le poète Langston Hughes intitulait son autobiographie : « Je m’interroge, comme je flâne ». De même, le mouvement est très présent depuis le début de votre carrière, avec des photos réalisées en Inde, à Madagascar et d’autres pays. Pouvez-vous nous parler de cette dualité de curiosité et de mouvement, inhérente à votre façon de produire des images est liée au voyage et au déplacement ? Andrialavidrazana : Je ne flâne pas vraiment par accident… Je me promène là où je peux trouver un intérêt [rire]. Voyager est la clé pour rencontrer les Autres et pour mieux comprendre les spécificités et les différences, mais aussi les points communs que je partage avec eux. Comme on dit : «On n’apprend jamais autant qu’à travers nos propres expériences». Libsekal : Mais la photographie de voyages peut parfois inciter une forme d’exotisation de l’Autre. Andrialavidrazana : L’une de mes règles de base consiste à rencontrer et échanger avec les gens sur place. Mes projets sont toujours préparés minutieusement en amont, avec la complicité de contacts locaux, de manière à dépasser le regard touristique superficiel. J’adore avoir plusieurs angles pour confronter les points de vue entre eux, et m’échapper si possible de la zone de confort des idées préconçues. Recasens : Vos séries sur les rituels et les architectures funéraires révèlent une certaine sensibilité pour la perte, l’absence et la disparition. D’où vient cette sensibilité ? Andrialavidrazana : Il s’agit simplement d’un intérêt pour les vivants. En tant qu’architecte, je me suis intéressée aux monuments et bâtis que les vivants construisent pour leurs défunts. On a coutume de désigner la mort comme une dévoreuse d’espace. Elle grignote beaucoup de terrain et coûte beaucoup d’argent, alors qu’il y a des gens qui n’ont même pas de logement ! Il ne me semble pas normal que de nombreuses familles vivent au sein de surfaces exiguës et qu’aucune solution équitable ne soit proposée. Ces séries photographiques visent à poser ces réflexions sur la place des vivants et des morts… Libsekal : C’est fascinant d’utiliser les configurations spatiales comme paradigme photographique. Andrialavidrazana : Les rituels changent en fonction de la géographie et des influences. J’ai choisi des lieux cosmopolites ou multi-religieux pour voir comment des personnes vivant dans le même espace parviennent à se réunir au moment de leur mort, et de comprendre comment les êtres humains gèrent leurs patrimoines, la mondialisation et les effets de mode. Parce que même dans les rituels funéraires, il existe des tendances. C’est pour moi une façon intéressante d’embrasser la complexité du monde contemporain. Recasens : Cette sensibilité au culte et au spirituel apparaît évidemment dans d’Outre-Monde (2003) et Tanindrazana (2005), mais aussi dans Echoes (2011 – 2013) avec les références aux rituels ou aux effigies. Est-ce pour vous une façon de faire le portrait de ces communautés ? Andrialavidrazana : J’observe les traditions, parce qu’une fois sortie des capitales, c’est comme cela que les gens vivent ! Les traditions sont plus particulièrement respectées dans les petits villages et les villes moyennes. C’est notamment évident pour les principaux rites de passage, comme les naissances, les mariages et les funérailles, quand les cérémonies sont conditionnées par le patrimoine familial et l’infrastructure locale. On ne peut pas occulter les traditions dans les manières de décrire un pays. Donc, parler des tendances et des nouveaux modes de vie, c’est une chose, mais il faut aussi prêter attention à la façon dont les héritages traditionnels se marient aux influences extérieures. Recasens : Dans de nombreuses séries , la récurrence de certaines familles d’objets (textiles, draps, rideaux, couvertures, chaussures, musique et effigies religieuses) offre une singularité plurielle, tout en révélant certaines contradictions. Andrialavidrazana : Les contradictions se manifestent à mesure que ces traditions évoluent avec la mondialisation. Au cours des dix dernières années, l’accès aux médias étrangers, aux films internationaux et à la musique s’est accéléré et amplifié. Les idées et les objets se déplacent plus rapidement que les individus. Libsekal : La photographie figurative, en particulier le portrait autour des Africains, est effectivement omniprésente. D’un autre côté, vous-même et des confrères et consœurs telle Mimi Cherono Ng’ok, présentez des subjectivités alternatives. Comment décririez-vous votre pratique ? Andrialavidrazana : Même si je cherche à transcender les clichés, mes projets émergent à partir de territoires qui se distinguent d’une façon ou d’une autre. Au lieu de focaliser mon regard sur des individus en particulier, j’essaie de trouver des points communs (détails, objets, attitudes) qui touchent au plus grand nombre car ce qui m’importe c’est de créer des récits autour des cercles qui sont peu visibles. Libsekal: Figures, votre nouvelle série en cours, est un travail photographique, mais peut également faire référence aux techniques d’imprimerie, au collage numérique, et à une forme de réappropriation historique. Vous avez présenté Figures à la 10ème Biennale de Bamako en 2015. Qu’est-ce que cela représentait pour vous de montrer ce travail au Mali? Andrialavidrazana: « Telling Time » était le thème de la Biennale Bamako 2015. Comme la commissaire Bisi Silva l’a souligné, l’exposition était une occasion de regarder en arrière pour aller de l’avant. Les éditions précédentes de la biennale ont toujours porté une attention particulière à la fois aux archives, identités alternatives et autres représentations géographiques. En fait, Figures combine ces différents domaines en utilisant des matériaux tels que des cartes précoloniales et des billets de banques. Nous devons toujours nous rappeler que la cartographie faisait partie des outils politiques et idéologiques les plus puissants au cours du dix-neuvième siècle. De la même manière, les billets de banque ont souvent véhiculé des stéréotypes soutenus par les différents régimes et dirigeants successifs. Les rôles de ces documents imprimés ne sont pas si éloignés de ceux de la photographie. Après avoir terminé Echoes, j’ai eu le sentiment que quelque chose manquait à ma pratique. Je ne voulais pas me lancer dans un autre projet avec un boîtier photo pour seul outil. J’avais envie de revenir au dessin, de raconter des histoires différemment. C’est ainsi que j’ai commencé à explorer les archives. Figures reste un projet réalisé par le biais de l’instrument photographique, mais ce n’est pas écrit de la même manière. Recasens : Oui, il y a un travail plus plastique, proche du dessin ou du collage. Andrialavidrazana : C’est lié au dessin en effet, mais aussi à l’écriture. Lorsque j’assemble les figures et les détails les uns avec les autres, c’est pour moi une façon d’écrire, de créer des phrases dans un cadre photographique. Je pense que ma pratique a plus avoir avec l’écriture et la pensée qu’avec le simple fait de prendre des photos. Libsekal : Figures se lit comme une redécouverte d’héritages visuels et iconographiques ancrés dans les processus de modernisation, ayant favorisé la circulation des biens et des individus tout au long de l’histoire. Compte tenu des mutations à l’ère du numérique, qu’est-ce qui rend le passé et les archives aussi intéressants ? Andrialavidrazana : La matérialité des archives évolue puisque la plupart d’entres elles possèdent maintenant une existence virtuelle. Leur diffusion s’effectue de plus en plus de manière digitale, au détriment de la transmission de main en main ou de génération en génération. Au moment où j’ai décidé de revenir sur ces matériaux, j’étais d’abord fascinée par leur esthétique. Mais les aspects les plus remarquables se concentrent dans la manière dont les Grandes Puissances y incarnaient certaines valeurs poétiques et sociales dans le but de véhiculer des messages qui allaient constituer l’imaginaire collectif et qui déterminent désormais notre façon de concevoir le monde. Recasens : Comment expliquez-vous le succès général – aussi bien critique que médiatique – de la série ? Reflète-t-elle des préoccupations sociétales, notre relation à l’histoire et aux archives ? Andrialavidrazana : Lorsque les gens regardent les compositions de cette série, ils peuvent se rendre compte qu’il existe plusieurs possibilités d’interpréter les histoires écrites à travers la plupart de ces archives. Le succès de la série provient probablement de la prise de conscience du pouvoir de ces documents. Recasens : Pour en revenir à votre processus créatif : vos cadrages sont très soignés, le jeu d’ombre et de lumière est très travaillé, pour révéler les textures des murs, des textiles, mais aussi des peaux. C’est un exercice photographique que l’on pourrait qualifier de pictural. Andrialavidrazana : Les critiques ont souvent rapproché ma démarche à celle d’un anthropologue, dans ma façon de capturer les détails. Quand j’aborde un sujet, je ne reste pas figée sur une posture. Je passe du temps à l’examiner dans tous les sens pour aller au-delà des apparences et des clichés. Par ailleurs, j’ai tendance à penser de façon tridimensionnelle. C’est sans doute pour cette raison que les ombres, les textures et les lumières sont marquées dans mes images. Recasens : Enfin, souhaitez-vous développer votre écriture photographique à d’autres supports ? Andrialavidrazana : Je ne peux prévoir l’avenir. Cela dit, la photographie est certainement mon outil de prédilection pour écrire ce que j’ai à dire. Missla Libsekal est auteure et productrice culturelle basée à Vancouver. Elle est fondatrice et rédactrice en chef de la plateforme anotherafrica. Sonia Recasens est critique d’art et commissaire d’exposition indépendante basée à Paris. Elle développe des projets en France et en Afrique du Nord. A l’occasion du lancement le 6 juin de « Platform Africa », Aperture présente une série d’éditions limitées signées par des artistes présents dans ce numéro, dont une édition réalisée par Malala Andrialavidrazana.
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