Femmes pionnières

Mabel Cetu : un héritage complexe

L’autrice Ethel-Ruth Tawe s’interroge sur les multiples récits liés au travail photojournalistique de Mabel Cetu, en particulier l’analyse de Stephanie Jason développée dans Centring Silences autour de l’absence de Cetu dans les archives.

Mabel Cetu featured in Zonk! Magazine in October 1956.

Mabel Cetu featured in Zonk! Magazine in October 1956.

By Ethel-Ruth Tawe

Poser la question « où sont les femmes africaines faiseuses d’images dans l’histoire ? » relève à la fois d’une provocation et d’un appel à contribution. Lorsque l’on sait que si rares sont les choses qui peuvent être retracées à partir des zones d’ombre dans lesquelles les femmes ont été reléguées, il nous faut écouter les silences des archives institutionnelles et nous tourner vers le potentiel perturbateur des « récits non officiels ». C’est une tâche délicate que de ressusciter des histoires sans les réduire à de simples statistiques en fonction d’un étalon de mesure dominant ; il s’agit de spéculer sans reconstruire les préjugés. Dans son ouvrage Centring Silences: The Elusive Photographic Archive of Mabel Cetu (Faculty of Humanities, University of Witwatersrand, 2020), Stephanie Jason analyse les multiples récits qui façonnent l’image d’une femme fréquemment désignée comme « la première femme noire photojournaliste sud-africaine ». Les « premières » dans les pratiques dominantes de fabrication de l’histoire confortent souvent « les désirs occidentaux de “ découverte ”, de “ définition ” et de “ vision ” » tout en perpétuant les exclusions coloniales, selon Nontobeko Ntombela et d’autres femmes sud-africaines qui se sont penchées sur l’héritage de Cetu. Problématiser ce type d’attribution de titres revient à exposer le processus séculaire de classification des histoires selon les catégories « à conserver » ou « à occulter ». C’est là un autre mécanisme de violence intégré dans les archives, en particulier à l’encontre des femmes, au sein du climat sociopolitique complexe d’un pays comme l’Afrique du Sud.

Front cover of Zonk! African People’s Pictorial, October 1956. Photographer unidentified. Photo Courtesy of the National Library of South Africa Cape Town.

Mabel Cetu (née Sidlayi) était infirmière, conseillère, organisatrice communautaire et animatrice de radio – des compétences qu’elle a intégrées à sa pratique du photojournalisme en adoptant une approche fondée sur le care et la curiosité. Affectueusement surnommée « Sis May » [sœur May], elle est née en 1910 dans l’État libre d’Orange, puis s’est installée à New Brighton, Port Elizabeth (aujourd’hui Gqeberha), et est morte à KwaDwesi en 1990. Cetu a été formée à la photographie par le magazine Zonk! comme l’annonce la couverture du numéro d’octobre 1956. Elle a également travaillé pour le Golden City Post, la revue Drum, Usombomvu (le numéro hebdomadaire du Herald) et la radio d’État Radio Bantu, parmi d’autres médias et publications comptant un lectorat noir important. Des récits contradictoires sur qui elle était et ce qu’elle représentait explique ou non le silence assourdissant autour de sa personne au sein des archives historiques. D’un côté, Cetu est connue pour son militantisme politique contre le gouvernement de l’Apartheid ; d’un autre côté, elle était une personnalité réputée parmi la population blanche. Selon sa nièce Zingiwe Cetu, Mabel Cetu a été nommée « conseillère communautaire » et « Black Local Authority » (BLA) [Autorité noire locale] pour le conseil municipal de Khayamnandi au début des années 1980, un rôle créé sous l’apartheid pour concéder un peu de pouvoir aux communautés africaines. Ces nominations étaient stratégiquement octroyées à certains individus par l’État de l’apartheid, ce qui interroge sur la position et les raisons possibles de l’omission de Cetu dans les archives post-apartheid. Cette position controversée conduit même à un attentat contre son domicile en 1985, qui l’amènera à quitter ses engagements politiques.

Mabel Cetu featured in Zonk! in October 1956.

Il est intéressant de souligner que, tout au long de l’histoire, les femmes africaines ont adopté des stratégies diplomatiques pleines de tact et bien souvent risquées pour parvenir à leurs fins. Au dix-septième siècle, la reine Nzinga (de l’actuel nord de l’Angola), par exemple, s’est mariée pour nouer des alliances militaires et a encouragé les conversions au christianisme afin d’obtenir la reconnaissance du pape catholique à Rome et, par conséquent, l’autonomie sur son territoire pendant la période coloniale. Malgré les incertitudes et les lacunes qui entourent ces récits, il est utile, bien que parfois peu vraisemblable, d’essayer de décrypter leurs calculs et jugements internes. La subversion et la défiance sont au cœur de la pratique de ces femmes, bien que nous ne disposions que de documents fragmentaires, et essentiellement de celles qui jouissaient d’un statut social élevé. La grande visibilité de Cetu contraste toutefois avec sa quasi-absence dans les archives, ce qui nous incite à nous demander si sa relégation dans les marges n’est pas due à sa difficulté à s’intégrer dans les configurations dominantes de l’histoire de l’Afrique du Sud.

Mabel Cetu featured in Zonk! in October 1956.

En observant qu’« après 1948, les photographes d’Afrique deviennent des protagonistes visibles qui façonnent l’image de leur monde », le curateur Okwui Enwezor relève l’intensité de la période de l’apartheid. À la différence de collègues contemporains tels qu’Ernest Cole et Peter Magubane, Cetu a été confrontée à d’autres structures patriarcales qui ont joué en sa défaveur. Malgré sa reconnaissance et les preuves de son usage d’un appareil photo, très peu de clichés lui ont été clairement attribués. La pratique de la photographie anonyme dans des publications telles que la revue Drum, combinée au manque de reconnaissance des femmes dans l’espace éditorial, a consolidé les conceptions auctoriales à partir d’un modèle masculiniste. Dans l’exposition Defiant Visions, organisée par Marie Meyerding, une sélection de photographies extraites des archives du magazine Zonk! illustre les premiers jours des fonctions de Cetu, en se concentrant sur son titre de « première » ainsi que sur les efforts de son rédacteur en chef, Benn Lindique. Sur une image les montrant ensemble, la légende précise que ce dernier est en train de lui expliquer « les mystères de la chambre noire ». Le numéro 1 affirme que ses photographies sont « tout aussi bonnes » et met l’accent de manière hyperbolique sur la mention de « première femme africaine photographe de presse sur le continent africain », ainsi que sur des sous-entendus genrés à propos de son travail en tant que sage-femme. S’il est important de célébrer sa réussite, il l’est tout autant de s’interroger sur la signification réelle de ces annonces et sur leurs éventuels objectifs marketing sous-jacents.

Mabel Cetu featured in Zonk! in February 1957.

Le flou qui entoure les informations concernant Cetu dans les archives institutionnelles en dit long sur la manière dont le silence peut se faire entendre. Le travail de mémoire des féministes noires dans des projets tels que Centring Silencessouligne comment le quotidien, le vernaculaire et la tradition orale peuvent offrir une solution. L’examen du travail de Cetu ouvre également une fenêtre visuelle sur la vie ordinaire, alors que la majorité des photographies exportées d’Afrique du Sud à l’époque représentaient exclusivement la lutte. Mabel Cetu a vécu dans un contexte dans lequel son identité et son travail l’obligeaient à manœuvrer avec précaution, une attitude qui se répercute sur sa postérité et sur son héritage complexe. Néanmoins, les traces de son histoire sont essentielles pour comprendre l’effacement et les contributions des femmes africaines dans la politique de création d’images.

Ethel-Ruth Tawe est une faiseuse d’images, une conteuse et une voyageuse temporelle qui vit entre plusieurs continents. Artiste pluridisciplinaire, curatrice et autrice, elle explore la mémoire et les archives à travers l’Afrique et la diaspora.

 

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