Nous avons discuté avec l'artiste Karimah Ashadu du sentiment de curiosité qui anime les médiums artistiques, de son intérêt pour les liens socio-économiques entre l'Afrique de l'Ouest et l'Europe, et de sa prochaine exposition sur l'extraction de l'étain au Nigeria.
Contemporary And : De la conception initiale à l’exposition elle-même, pourriez-vous nous décrire votre processus de création d’une œuvre ?
Karimah Ashadu : Je pars d’une idée vague qui se niche généralement dans le fond de mon esprit. Parfois, elle met des années à naître, mais j’ai appris à ne pas la brusquer, elle se manifeste une fois qu’elle a eu le temps de mûrir. Cela se fait habituellement en observant la vie quotidienne – ce que je lis, les conversations, un geste d’une personne ou la façon dont elle se déplace, la musique, beaucoup de recherches et un peu d’anxiété pour couronner le tout.
Lorsque je réalise un film, le titre arrive souvent au début, puis détermine la forme de l’œuvre. Je sais également quelle sera la durée d’un film dès sa conception et comment je pourrais l’installer, ces facteurs influencent également le processus de création.
C& : Dans certaines de vos œuvres, vous représentez des lieux de travail manuel laborieux à Lagos. Dans Makoko Sawmill (2015), nous observons un site pour le commerce du bois. Un mécanisme ou un dispositif imaginé apparaît au premier plan d’un paysage souvent très beau. Pour moi, ce mécanisme, dont la fonction reste incertaine, élimine la distance – en interrompant, il nous empêche de tomber dans ou pour l’image. Le dispositif attire notre attention sur la réalisation du film, ses conditions de production et sur l’artiste. Qu’est-ce que ces mécanismes, qui apparaissent souvent dans votre travail, vous apportent ?
KA : Lorsque j’ai commencé à faire des films, je faisais des études de design d’espace. J’ai conçu des dispositifs pour attacher des caméras à mon corps – des harnais que je portais pour performer. J’ai imaginé que la caméra était dotée de son propre esprit, de son propre sens de la curiosité. J’étais ouvert à ce que la caméra voulait me montrer et je lui ai donné le contrôle, parfois sans même savoir ce qu’elle filmait. J’aime beaucoup cet élément de surprise.
Lorsque j’ai réalisé Makoko Sawmill, je me suis concentré sur l’espace entre la caméra et le sujet. Je voulais lui apporter une certaine dimension ou physicalité. Les baguettes observent l’espace, donnent un rythme, une sorte d’anticipation, et rien ne se passe vraiment, et le film nous en montre vingt minutes.
C& : En quoi votre processus de travail change-t-il pendant la pandémie ?
KA : J’ai réalisé que j’avais le luxe de savourer mes idées et mes productions, de ralentir et d’apprécier le processus, chérir les moments où je me sens d’humeur à travailler. Il ne s’agit pas toujours de se dépêcher pour respecter les délais – c’est une réalité, mais je suis beaucoup plus attentive à bien prendre le temps de savourer le processus. Être cocréatrice de sa propre vie suppose de laisser l’espace nécessaire pour que cette dernière se réalise et se manifeste à travers soi. Avant la pandémie, je me persuadais en quelque sorte que je devais me tuer à la tâche pour réussir davantage. Je comprends maintenant que c’est le contraire. Plus je suis détendue, plus mon travail est innovant et précis. J’ai également redécouvert le dessin – j’ai hâte d’y travailler.
C& : Votre œuvre se concentre sur la notion de travail, de labeur et établit un lien entre les contextes socio-économiques et socioculturels de l’Afrique de l’Ouest et de l’Europe. En tant qu’artiste britannico-nigériane installée à Hambourg et tandis que vos recherches se concentrent sur la ville de Lagos, quel rôle l’identité et le sentiment d’appartenance jouent-elles dans votre travail ?
KA : Mon parcours influence sans aucun doute la façon dont je perçois et interprète mon environnement. J’ai vécu au Nigeria pendant une grande partie de mon existence. Sur le plan personnel, ma vie est en dialogue constant avec le pays. Je suis vraiment fascinée par son développement, sa dynamique actuelle au regard de son histoire socio-économique.
Aujourd’hui, je fais des allers-retours entre Lagos et Hambourg. Je cherche toujours un point d’entrée pour comprendre un lieu et savoir comment me positionner. C’est ce que j’ai fait à Hambourg avec le film Brown Goods (2020).
Je m’intéresse beaucoup à l’histoire – ce qui s’est passé avant et comment cela façonne notre compréhension et notre expérience de ce qui est ici aujourd’hui. Par exemple, j’ai une collection de lettres anciennes que j’ai appelées « lettres de l’industrie ». Elles sont écrites par des individus ouvriers ou commerçants nigérians qui cherchent à faire affaire avec des entreprises de Hambourg. Quand je les lis, je perçois le dynamisme de personnes désireuses d’être autonomes. Ce sentiment d’indépendance est vraiment important pour moi, c’est aussi au cœur de mon travail – considérer le labeur comme une pratique vers l’indépendance.
C& : Dans votre prochaine exposition à Hambourg et à Vienne, vous présentez votre nouveau film Plateau (2021). De quoi parle-t-il ? Et comment l’installation et le film interagissent-ils ?
KA : Plateau s’intéresse à l’exploitation de l’étain dans l’État du Plateau, à Jos, au Nigeria, du point de vue des personnes qui y travaillent et y habitent. L’extraction de l’étain au Nigeria était initialement effectuée par la population locale à très petite échelle, bien avant l’arrivée des Européen·nes. Pendant la période de colonisation, l’étain a été découvert à Jos par les Britanniques et l’exploitation minière s’est industrialisée. La terre a été ravagée et exploitée, laissant peu de ressources aux générations futures.
Aujourd’hui, les communautés de personnes sans papiers, dépourvues d’équipements, exploitent les mines pour assurer leur subsistance. Leur objectif est l’autosuffisance et, en quelque sorte, la réappropriation des terres qui leur ont été enlevées. Mais ces ambitions s’accompagnent d’une foule de complications.
Pour l’exposition, je réalise une série de sculptures, non seulement comme extensions du film, mais aussi en tant qu’œuvres autonomes. J’ai réfléchi au plan de l’installation pendant le tournage – deux canaux montrant des vues différentes de la même scène, etc.
L’installation est la partie où le film prend vraiment tout son sens. Encore une fois, cela nous ramène au sentiment que je ressentais au début : la caméra dotée d’un esprit propre. Il en va de même pour l’installation. Je suis toujours impatiente de me laisser surprendre.
Karimah Ashadu du 2 juillet au 5 septembre 2021 à la Wiener Secession.
Karimah Ashadu (née à Londres en 1985) est une artiste britannico-nigériane installée à Hambourg.
Miriam M’Barek travaille à la croisée de l’art, de la politique et de la critique. Elle s’intéresse à la culture contemporaine à l’intersection de la race, du genre et de la sexualité, et participe à la critique institutionnelle et à la recherche artistique sur les identités politiques post-migratoires.
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