C& Print: The Interview Issue

Partager et échanger nos connaissances

Peu de temps avant sa mort en 2014, le légendaire artiste sud-africain Peter Clarke parlait avec Yvette Mutumba et Ciraj Rassool de son travail et du fait de se voir dans une exposition comme dans un miroir.

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Peter Clarke, Someday I'm going to try to fly high, 1981. Colour print on Japanese tissue paper. Courtesy of the Weltkulturen Museum

By Yvette Mutumba & Ciraj Rassool

 

Pour atteindre Ocean View, nous avions longé la magnifique côte de False Bay pendant près d’une heure. C’est Ciraj Rassool qui me conduisait et qui avait organisé cette rencontre avec Peter Clarke, l’un des plus grands artistes sud-africains de sa génération. Lorsque Ciraj avait demandé à Peter de lui donner son adresse, il avait répondu : « En haut de la rue, à cinq ricochets derrière un olivier. » Une description certes poétique, mais qui ne nous avait pas facilité la tâche. Nous avions tout de même fini par trouver sa maison, mais sans nous douter que ce serait notre dernière chance de parler à Peter. Il mourut malheureusement quelques semaines plus tard.

Peter avait vécu dans cette maison depuis 1972, et ni le succès ni l’argent ne lui avait donné envie de partir. Pourtant, il ne s’y était pas installé de son plein gré. Peter et sa famille habitaient auparavant à Simon’s Town, jusqu’au jour où le Group Areas Act avait forcé toute la communauté à déménager à Ocean View, un township de Cape Town. Contrairement à Simon’s Town, Ocean View se trouve loin de la côte et porte un nom d’une amère ironie. Mais c’est précisément cette expérience traumatisante qui avait décidé Peter à rester dans un endroit rappelant constamment les ravages du régime d’apartheid.

Nous sommes entrés dans cette petite maison par la porte de devant et nous nous sommes retrouvés dans un salon rempli de livres et d’art. C’était un endroit merveilleux, plein de souvenirs, de connaissances, de poésie et d’anecdotes. Nous étions assis sur le canapé de Peter et nous regardions ensemble des images de ces travaux à lui et de ces collègues, provenant de la collection du Weltkulturen Museum de Francfort. Peter n’avait plus songé depuis des décennies à ce pasteur allemand, Hans Blum, qui était venu un jour à Cape Town et qui voulait acheter, au nom du musée, tout ce qu’il pouvait trouver.

Ocean View, Cape Town, South Africa, 1986. Photo: Hans Blum. Courtesy of the Weltkulturen Museum

Ocean View, Cape Town, South Africa, 1986. Photo: Hans Blum. Courtesy of the Weltkulturen Museum

Yvette Mutumba : Quel était ton sentiment lorsque Hans Blum est arrivé à Cape Town pour collectionner des œuvres d’art ?

Peter Clarke : Avec le recul, il m’a fait penser à un explorateur blanc avec un casque colonial qui voyage en Afrique en disant : « Je vais prendre ça, ça, ça, ça et ça. » Dans le livre que je suis en train de lire, il est justement question de deux Américains, venus collectionner des œuvres en Afrique, et qui firent cela avec un tel enthousiasme que, durant des années, les gens furent occupés à produire des œuvres pour eux. Je suis vraiment heureux que tu me montres ce que Blum a collectionné en Afrique du Sud car il y a beaucoup d’œuvres d’artistes que je connaissais. Il demandait souvent « est-ce que tu connais quelqu’un qui… ? » et moi je lui parlais de toutes les personnes que je connaissais, je lui donnais leurs noms et leurs adresses, et il partait.

YM : Les œuvres collectées par Hans Blum pour le musée constituent pour nous des archives particulières – il s’agit d’œuvres très différentes mais issues d’une époque et d’un contexte singuliers, toutes produites par des artistes noir*es. C’est pour cette raison, à mon avis, qu’il est important de les exposer à nouveau, pour montrer à quel point la collection des œuvres dans les années 1970 et 1980 était différente d’aujourd’hui. En effet, Blum habitait et travaillait près de Rorke’s Drift, ce qui explique son lien direct avec le monde de l’art. Mais lorsqu’il est revenu en 1986, c’est Bongi Dhlomo-Mautloa qui fut son intermédiaire. C’était une autre époque, pas comme aujourd’hui où il suffit de faire une recherche sur Google pour savoir qui et où sont les gens que l’on recherche, avant même d’arriver dans un pays. C’est un aspect important, dans la mesure où aujourd’hui, les conservateurs des grands musées ou des biennales ont tendance à arriver en avion, à choisir quelques œuvres d’art et à repartir aussitôt. Ils ont en général une bonne image de leur activité – avec raison, dans un certain sens. Ils éprouvent de la fierté à aller voir au-delà de « l’Occident », mais on retrouve tout de même des similarités avec les expéditions de collectes ethnographiques d’il y a 100 ans, lorsque des Européens arrivaient, restaient quelques jours, emportaient des objets et le tour était joué.

Peter Clarke, Wanted, 1978. Mixed Media. Courtesy of the Weltkulturen Museum

Peter Clarke, Wanted, 1978. Mixed Media. Courtesy of the Weltkulturen Museum

Ciraj Rassool : De la collection express.

YM : Oui. Et ce que j’apprécie chez Hans Blum, c’est sa réelle passion pour son travail – et le fait qu’il a vécu ici, qu’il connaît les gens et qu’il a toujours maintenu le dialogue depuis la fin des années 1970. Du point de vue de notre histoire, de l’histoire du musée, cela rend la collection très spécifique. Il y a l’histoire de Hans qui se profile derrière celle-ci, ainsi que les histoires d’autres personnes. Dans la collection du musée, nous avons un autre exemple similaire, mais un peu différent, concernant 900 œuvres qui viennent d’Ouganda. Elles furent collectionnées par un homme qui s’appelle Jochen Schneider. Lui aussi était allemand et habitait en Ouganda dans les années 1960 et 1970. Il a surtout collectionné les œuvres des étudiants de l’École des Arts et Métiers de l’Université Makerere de Kampala. Lorsque je suis allée là-bas en 2013, on m’a raconté que Schneider avait pour habitude de passer à l’École le samedi. Le concierge le laissait entrer et lui vendait des œuvres. La plupart des étudiants n’ont jamais su que leurs travaux avaient été vendus. Lorsque j’ai montré des images de ces œuvres à des enseignants de l’École, dont parmi eux d’anciens étudiants, certains m’ont dit : « Ah ! Voilà donc où était passé mon travail ! »

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CR : Quelle est ta relation avec les œuvres qui partent ? Comment parviens-tu à les laisser partir ou bien à te reconnecter avec celles-ci ?

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PC : C’est assez difficile… Bien sûr, en tant qu’artiste, on ne se souvient pas de tout ce qui est parti. Je me dis souvent que les œuvres d’un artiste sont un peu comme des enfants. De temps à autre, lorsque je pense à certaines œuvres, je me demande si on prend bien soin d’elles. La plupart des propriétaires développent un attachement particulier envers leurs œuvres d’art, cela se voit lorsque tu dois rassembler des travaux pour un grand événement comme une rétrospective. Il faut vraiment parfois supplier les gens pour obtenir d’eux qu’ils vous prêtent leurs œuvres. Un jour, une femme m’a demandé : « Mais je vais devoir vous la laisser combien de temps ? » Elle n’arrivait pas à se décider. Elle disait : « Vous savez, mon mari et moi vous avons acheté cette œuvre lorsque nous étions encore très jeunes. Depuis, il est mort et je me dis qu’une grande œuvre d’art constitue la preuve vivante qu’on a vécu. »

Peter Clarke, Solitary confident,1980.Mixed Media. Courtesy of the Weltkulturen Museum

Peter Clarke, Solitary confident,1980.Mixed Media. Courtesy of the Weltkulturen Museum

YM : Cet attachement personnel à des œuvres d’art est un aspect intéressant, et il soulève la question des interprétations – souvent très personnelles – des œuvres.

PC : Les interprétations sont toujours fascinantes. J’ai une certaine image de moi-même, tout comme je suis conscient d’avoir une certaine taille. Mais c’est seulement lorsque je me vois sur une photographie, à côté d’autres personnes, que je vois vraiment si je suis grand ou petit. Hier, je suis allé à l’exposition consacrée à Leonard de Vinci où était exposée une pièce pleine de miroirs. Il y avait huit côtés et huit miroirs. En entrant dans cette pièce, tu vois ton image se refléter sous tous les angles. C’est une expérience étrange, presque qu’inquiétante. Tu n’es pas seulement une personne ; tu deviens huit personnes différentes, sous des angles différents et pourtant familiers. C’est aussi étrange que de lire ce que d’autres écrivent sur ton travail. Tu n’es pas toujours d’accord, mais parfois tu es également surpris.

YM : Est-ce que ce n’est pas justement intéressant, lorsque quelqu’un voit dans ton travail quelque chose de totalement imprévu, avec une perspective complètement différente ?

PC : Ça l’est, bien sûr – parce qu’on ne s’y attendait pas. Tu peux regarder mes œuvres sans rien y voir de politique ou autre, mais tu y vois simplement des oiseaux qui volent, par exemple. Il y a tout de même un lien avec mes voyages car lorsqu’on voyage, on regarde vraiment les choses, et regarder signifie élargir son expérience. Lorsque je suis de retour, j’apprécie de rencontrer d’autres artiste, plus jeunes, car il s’agit aussi de partager et d’échanger nos connaissances.

Cet entretien est extrait de l’ouvrage A Labour of Love, dirigé par Yvette Mutumba et Gabi Ngcobo, Bielefeld, Germany, 2015.
Peter Clarke fait partie de l’exposition A Labour of Love présentée au Weltkulturen Museum de Francfort, 3 décember 2015 – 24 juillet 2016.

Peter Clarke is part of the show A Labour of Love at the Weltkulturenmuseum in Frankfurt, 3 December 2015 – 24 July 2016.

Yvette Mutumba est conservatrice au Weltkulturen Museum de Francfort et cofondatrice de C&. Mutumba a étudié l’histoire de l’art et a obtenu un doctorat à Birkbeck, Université de Londres. Elle a publié de nombreux textes et des catalogues complets sur les arts visuels de perspective africaine.

Ciraj Rassool dirige le programme africain d’Études Muséales et du Patrimoine à l’Université de Western Cape, en Afrique du Sud, en coopération avec le Musée de Robben Island. Il a beaucoup écrit sur l’histoire publique, l’histoire visuelle et l’historiographie de la résistance. Il est membre du conseil d’administration du District Six Museum qu’il a co-fondé en 1994, et conseiller du Musée Iziko de Cape Town.

 

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