Il y a 35 ans, la performance publique 'Ceremony for Freeway Fets' de Senga Nengudi, se déroulait à Los Angeles
L’artiste américaine Senga Negundi, née en 1943, est reputée pour ses sculptures et installations réalisées dans le cadre de performances et explorant des aspects du corps humain en relation avec le rituel, la philosophie et la spiritualité. Negudi est considérée comme un membre clé – au même titre que des artistes tels que David Hammons et Maren Hassinger – du mouvement d’avant-garde afro-américaine concentré à Los Angeles pendant les années 1970 et 1980.
NAOMI BECKWITH: J’aimerais commencer par parler de vos oeuvres récentes et revenir ensuite en arrière. Vous venez de présenter l’exposition Lov u – quelle a été votre source d’inspiration?
SENGA NENGUDI: Et bien, j’ai un côté voyeur quand je surprends des bribes de conversation (par exemple quand je suis dans le métro new yorkais). Quand les gens parlent et doivent raccrocher par exemple, cela se termine toujours par un : « Love you ». Mais cette phrase ne serait pas obligatoire, elle est profondément ancrée en chacun de nous. A partir de cela, j’ai commencé à penser aux personnes que j’aime et à réfléchir à ce que signifie l’amour vrai. J’ai commencé à rassembler les définitions que des amis me donnaient sur l’amour. J’ai travaillé avec des étudiants, j’ai réalisé un livre illustré de photos, j’ai impliqué les membres de la communauté locale et je leur ai demandé, à eux et aux étudiants, de prendre des photos avec les choses qu’ils aimaient. Les gens étaient heureux de réfléchir à ce qu’est l’amour dans un autre contexte que celui du romantisme. Et c’était mon objectif : faire de l’exposition un lieu de conversations sur la façon dont l’amour fonctionne dans votre vie. Je voulais aussi utiliser du matériau tel que le ruban de masquage, j’ai travaillé avec ces matériaux et imaginé ensuite le message une fois le travail terminé. Certains m’accusent d’être trop intellectuel mais j’étais simplement en train de faire mon certaines choses, de créer, quand j’ai réalisé que de nombreuses personnes pour lesquelles j’éprouve des sentiments profonds ne sont plus à ce niveau mais sont symboliquement représentées dans ce travail. Elles sont toujours avec moi.
NB: C’est aussi un travail très axé sur le multimédia.
SG: Je savais que je voulais que ce soit un travail multimédia mais il fallait que ce soit du multimédia avec peu de technique. J’avais l’impression que les choses qui étaient disponibles étaient celles que je voulais utiliser. Je souhaitais également avoir une bande son pour accompagner l’aspect visuel et pour ainsi dire créer l’ambiance. Certains passages sonores sont vraiment abstraits tels que Cecil Taylor, pour d’autres, il s’agit de musique littérale comme dans le cas de Nancy Wilson et d’Isaac Hayes. J’ai remarqué qu’il y a rarement de la musique dans les galeries mais dans notre communauté, il y a toujours un fond sonore : à Cuba, la musique est partout et c’est la même chose à Harlem. Je ne pouvais pas me faire à l’idée de ne pas avoir de musique dans l’exposition. Pour la dernière heure du dernier jour de l’exposition, j’ai remplacé la bande son par un chant “om” mantra – c’était une façon d’évacuer l’énergie et de purifier l’espace.
NB: Vous avez récemment refait la performance RSVP au Musée d’art contemporain de Houston (CAM). Comment cela s’est-il passé pour vous ?
SG: C’était très difficile. Mes œuvres sont assez simples et donc on pourrait croire que c’est plus facile mais manifestement, je ne suis plus dans le même espace. Je pense que RSVP a encore du sens car certains des sujets traités sont plus actuels aujourd’hui qu’ils ne l’étaient au moment où les œuvres ont été dévoilées pour la première fois. Les oeuvres se rapportaient à des sujets féministes, à une perception du corps, à la façon dont le corps est lié à l’estime et à l’acceptation de soi. Il s’agissait aussi d’enchevêtrements, d’être enchevêtré dans son truc et tenter de dépasser ses propres limites. Posséder ce sens de l’élasticité est encore très important et je continue d’utiliser les mêmes matériaux. Plus personne ne porte vraiment de bas nylon mais les gens les associent encore à un objet de restriction. J’étais heureuse d’assister à des réactions émotionnelles au Musée d’art contemporain de Houston, surtout de la part de femmes qui déclaraient qu’elles avaient l’impression qu’on racontait leur propre histoire. Leurs commentaires sont particulièrement intéressants pour moi.
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NB: RSVP était une exposition visionnaire car c’était une performance éphémère qui constituait un objet – en étiez-vous conscient à l’époque?
SN: Vous savez, les gens parlent de Richard Pryor et de la réalité de sa comédie : peu importe ce qu’il ressentait, il le transmettait de manière directe au public. D’une certaine façon, j’exposais mes propres tripes. Je traversais une période de grand stress et je voulais l’exprimer. J’expérimentais avec des matériaux tels que la résine, la colle et je ne savais pas dans quelle direction cela allait mais il fallait que j’essaie. Je savais que j’avais trois centres d’intérêts : le travail avec le matériau, le travail avec l’espace et le travail sur les émotions. Et je reviens toujours à une relation au corps. Pendant mon enfance à LA, il y avait un endroit en centre-ville appelé Clifton’s Cafeteria. Le propriétaire était peut-être religieux car il y avait dans certains recoins de chaque étage du café des sancturaires ou niches qui ressemblaient à des catacombes romaines ou de grottes. Je ne l’oublierai jamais : il fallait descendre au sous-sol pour aller aux toilettes et en bas des escaliers se trouvait une statue de Jésus si grande qu’on pouvait s’asseoir sur ses genoux. J’y ai fait référence quand j’ai voulu être sculptrice, je veux que les gens touchent les choses.
NB: Vous ne vous contentez pas de faire un objet dans l’espace, celui-ci doit aussi établir une relation avec le corps du visiteur.
SN: Oui, j’étais dans une classe de danse où on nous a demandé de nous prendre dans les bras l’un de l’autre. J’ai réalisé que nous parcourons le monde sans nous toucher les uns les autres.
NB: Ces objets ne semblent pas être vraiment abstraits; ils traitent de la relation d’un corps à l’autre qui peut devenir très politique.
SN: Exactement. Ces objets faisaient référence à la performance et aussi aux rituels qui définissent ces relations.
NB: Comme par exemple?
SN: Quand j’ai travaillé avec des éléments de danse, ce qui m’intéressait, c’étaient les mouvements de base, par exemple : comment cet homme va-t-il me soulever? Au même moment, j’étais active au Watts Towers Arts Center et au Pasadena Arts Museum, deux institutions très expérimentales. Des événements étaient organisés. Claes Oldenburg et Robert Rauschenber venaient y assister. Lors de ces happenings, je me déplaçais librement et je réalisais ce que je voulais au niveau visuel.
Ensuite, je suis parti au Japon à la recherche du mouvement Gutai. Au Japon, chaque acte s’accompagne d’un rituel – même la façon de téléphoner – et vous ne pouvez pas vous en écarter car sinon, cela devient quelque chose de différent. Et je me suis demandé : dans quelle mesure est-ce que cela agit sur ma propre culture ? En quoi est-ce que cela ressemble à la culture africaine ? Tous ces éléments se sont mélangés dans ma pratique de l’art de la performance mais je n’en ai été consciente que beaucoup plus tard. Ce n’est qu’à partir du moment où j’ai commencé à penser au mouvement Dada que j’ai réalisé que bien avant qu’il ne débute, bien avant que les gens ne débarquent sur les côtes de l’Amérique, il existait déjà des rituels, de l’improvisation et des performances mais en Amérique, il s’agissait de survie, de trouver une façon de rester vivant jusqu’au lendemain. Notre histoire afro-américaine traite du fait que façon dont nous nous comportons dans le monde relève déjà de l’art de la performance en sachant que parfois, même la manière dont nous parlons une langue peut avoir un double sens.
NB: Cette année commémore le 35ème anniversaire de ‘Ceremony for Freeway Fets’, votre performance publique la plus connue (en collaboration avec David Hammons, Maren Hassinger et les membres du Studio Z). Comment l’avez-vous créée ?
SN: Il y avait tout simplement une énergie particulière à cette époque-là à LA et la galerie locale était Brockman, dirigée par Alonzo Davis et Suzanne Jackson en tant que coordinatrice de projets. De nombreux artistes noirs se sont beaucoup intéressés à Sun Ra. Nous avons donc vaguement constitué un collectif appelé Studio Z et nous y avons travaillé et aussi joué ensemble. Chacun des membres avait la générosité de se réunir pour faire ce projet. Cela combinait à la fois le style africain et kabuki. Je voulais réunir ces deux genres qui semblent n’avoir rien en commun par le lien de l’importance du rituel. Dans les cultures japonaise et africaine, comme c’est le cas dans l’histoire orale, les choses doivent être très spécifiques. Il fallait aussi que ce soit une expérience complète – tous les éléments tels que la danse et la musique étaient intégrés, cela impliquait le port de costumes. Encore une fois, il n’y avait pas de séparation entre les formes, le tout fonctionnait ensemble.
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NB: Comment avez-vous fait la chorégraphie?
SN: C’était de l’improvisation à 100%. J’ai créé les costumes même si David [Hammons] s’est chargé de sa propre équipe et j’ai créé une œuvre originale publique en guise de toile de fond. La performance constituait la cérémonie d’ouverture, la consécration de l’œuvre publique et de l’espace. Les années 1970 étaient une époque difficile pour les relations entre hommes et femmes dans la communauté noire. J’ai réuni ces deux éléments et j’étais l’esprit qui réunit les hommes et les femmes. C’était une guérison. J’ai aussi créé des masques à partir de bas nylon – je n’avais encore jamais vraiment fait l’expérience de masques auparavant. Mais lorsque j’ai mis le masque, je me suis complètement transformée en quelqu’un d’autre et j’ai commencé à comprendre ces formes rituelles : une fois que vous mettez ce masque, vous devenez l’agent de quelque chose d’autre.
NB: Il y avait un grand intérêt général pour l’Afrique à cette époque. Quelle était votre perception personnelle de l’Afrique ?
SN: Quand j’étais à l’université, il n’y avait quasiment pas de cours sur l’art africain alors que je m’y intéressais depuis le collège. J’ai choisi d’apprendre le français car à chaque fois que je faisais des recherches, les seuls livres intéressants que je trouvais étaient en français. Mais quand je lisais de quelle manière horrible ils parlaient des gens, j’en avais les larmes aux yeux. Un jour, j’ai visité le Musée de l’Homme en France et j’y ai vu le corps de Saartje Baartman. Je me suis demandé : comment ont-ils pu faire cela à un être humain? La mettre dans une boîte comme cela ?
Et puis un jour – beaucoup plus tard – j’étais dans la cuisine et j’ai entendu quelque chose à la télévision, des gens discutaient. Je pensais qu’il s’agissait de New Yorkais mais je me suis tournée vers l’écran et c’étaient des Africains! Ils avaient la même tonalité et le même rythme que les gens que j’entends parler dans la 125e rue. La diaspora existe partout dans le monde. Vous ne devez même pas y travailler, elle se manifeste à vous. En feuilletant des livres et en visitant des musées, je trouvais « leur » vision de nous mais je ne trouvais pas la vérité. C’est en moi que j’ai trouvé la vision réelle. La vraie vision observe la danse africaine ancienne, traditionnelle et on peut la voir danser dans la rue de chaque ville où la diaspora est présente et voir le nouveau qui ressemble à l’ancien.
Traduit de l’anglais par Isabelle Schreiber
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