Quatre curateurs et curatrices d’Afrique de l’Ouest se penchent sur la résilience culturelle et la symbiose collective de Dakar à la suite du report inattendu de la Biennale.
À moins de trois semaines de l’ouverture de la quinzième Biennale d’art contemporain de Dakar prévue au mois de mai, les turbulences liées aux élections ont poussé le secrétariat général de la Biennale à la reporter au 7 novembre. Cette soudaine modification a dit naître une inquiétude générale parmi les artistes, curateurs et curatrices et institutions culturelles de Dakar. Qu’allait-il advenir des œuvres d’art déjà produites ? Quel incidence cela aurait-il sur la fréquentation des professionnel·le·s de la scène artistique internationale ? Quelles pertes financières, artistiques et quels effets sur la réputation de la manifestation en résulterait ?
Malgré cela, la communauté artistique de Dakar s’est mobilisée pour préserver l’intégrité du programme OFF de la Biennale. Le report s’est transformé en une opportunité pour le OFF de se développer de manière indépendante, fort de son approche transdisciplinaire dense et plus inclusive que jamais de l’Afrique et de ses diasporas. Du nord au sud et d’est en ouest, jusqu’à l’Atlantique, divers espaces ont accueilli une riche programmation d’expositions et d’événements publics dans la ville.
Parmi les réflexions sur le report de Dak’Art, une prise de conscience profonde des vulnérabilités du secteur a émergé, concernant notamment le financement et la tentative d’équilibrer indépendance artistique et interdépendance internationale. Dans un moment charnière d’introspection, les acteurs et actrices de la scène culturelle ont réaffirmé leur engagement envers la résilience et la créativité. Ils se sont organisés très rapidement au niveau numérique, en faisant la promotion d’expositions sous le hashtag #theoffison. Des propositions artistiques ont vu le jour quotidiennement sur les canaux des réseaux sociaux de Partcours, un rendez-vous organisé par les membres actifs de la scène artistique ces dix dernières années, et ont essaimé dans la capitale.
En prévision, nous accueillons une table ronde animée par la plate-forme de diffusion Black Pages avec des membres de la scène artistique engagés dans le OFF : Mohamed Amine Cissé, Jennifer Houdrouge et Jareh Das, ainsi que le curateur et artiste vivant à Lagos Aderemi Adegbite, qui ancre la conversation dans un contexte politique et panafricain plus large.
Black Pages : Pourriez-vous vous présenter et nous faire part de vos expériences suite à l’annulation de la partie institutionnelle de la Biennale de Dakar 2024 ?
Mohamed Amine Cissé : Je suis commissaire d’exposition et conseiller indépendant spécialisé dans l’art contemporain. Comme nombre de professionnel·le·s du domaine, j’ai été profondément affecté par la nouvelle du report de la Biennale. J’avais personnellement encouragé plusieurs partenaires de la scène internationale à y participer et nos missions dans ce secteur sont souvent saisonnières. La période de la Biennale est vitale pour nous. L’annonce du report à deux semaines et demi de la date officielle du début nous a paru inconcevable, tout bonnement ahurissante… Nous avons dépassé le premier choc en réalisant que nous pouvions encore développer et présenter nos expositions comme prévu. Nous avons donc décidé de continuer et encouragé à venir malgré tout tous ceux et toutes celles qui étaient censé·e·s participer. Et je suis fier et heureux d’affirmer que nous avons réussi.
Jennifer Houdrouge : L’espace que je dirige, Selebe Yoon, a un programme d’expositions, d’événements et de résidences ouvert aux artistes de la scène internationale ainsi qu’aux curateurs et curatrices tout au long de l’année. Nous avons été déçu·e·s d’apprendre le report de la Biennale, mais nous n’avons pas réfléchi à reporter notre programmation. Nous ne sommes pas uniquement actif·ve·s pendant la période de la Biennale – et ceci vaut pour nombre d’acteurs et actrices culturelles de Dakar. Notre objectif commun avec les autres artistes a été de réaliser des projets ambitieux malgré les circonstances imposées par le contexte politique.
Jareh Das : Je suis une curatrice anglo-nigériane. J’ai vécu entre le Royaume-Uni et l’Afrique de l’Ouest au cours des dix dernières années. J’ai rencontré Aissa Dione, fondatrice de la Galerie Atiss, en 2018, et nous avons beaucoup parlé de collaboration pendant un certain temps. Il nous a semblé pertinent de travailler sur notre exposition collective Catch the Invisible pour coïncider avec le Dak’Art désormais reporté. L’exposition rassemble les artistes originaires d’Afrique de l’Ouest et du Brésil Ana Beatriz Almeida, Jelili Atiku, Elolo Bosoka, Serigne Mbaye Camara, Ibiye Camp, Tessi Kodjovi, Marica Kure, Alberto Pitta, A. Sika, et Yadichinma Ukoha-Kalu autour des particularités esthétiques des traditions spirituelles et des cultures matérielles autochtones. Visible à la Galerie Atiss de Dakar-Medina et l’Atelier Aïssa Dione Tissus à Sodida, elle fait le lien entre la matérialité, la spiritualité et le symbolisme du Brésil et de l’Afrique de l’Ouest. Le titre fait référence à des formes de communication passant par des gestes et des signifiants en dehors du langage canonisé ou endoctriné, ainsi qu’aux systèmes de pouvoir et de contrôle d’où il émerge. L’exposition privilégie le savoir ancestral ou au-delà du visible transmis au fil des générations. Une fois toutes les dispositions prises, et après avoir discuté avec d’autres professionnel·le·s des arts, des artistes et des organisations à Dakar, nous avons décidé de continuer.
Aderemi Adegbite : Je travaille comme artiste et curateur à Lagos, au Nigeria. L’annonce de l’annulation inattendue de la Biennale de Dak’Art sur ses médias sociaux a pris beaucoup d’entre nous par surprise – artistes, galeristes, jusqu’aux membres de l’équipe de la Biennale. Le report de Dak’Art n’a pas été un cas isolé, d’autres programmes et projets, dont ceux du secteur minier et de l’infrastructure de la ville, ont également été touchés pendant cette période de transition. L’indignation de la communauté artistique internationale, en particulier européenne, a été vive, marquant un manque de respect face aux décisions prises par le président récemment élu.
BP : Au regard de l’instabilité politique récente, de la fermeture de lieux culturels en pleines réunions publiques à haut risque et de l’arrêt des médias sociaux, parmi d’autres facteurs, je suis fasciné par la capacité à profiter du report de la Biennale pour en faire une opportunité de réflexion au sein du secteur culturel de Dakar. Quelles pistes de réflexion pourraient être explorées afin de faire un bilan du fonctionnement actuel du secteur ? Comment tirer profit de ce délai lié au report pour en faire un temps de réflexion approfondie ?
MAC : Il ne faut pas uniquement prendre en compte les six derniers mois. Il serait judicieux de reporter la Biennale à l’année prochaine. Ceci aurait aussi l’avantage d’éviter que les Biennales de Dakar et de Venise aient lieu en même temps, et permettrait ainsi aux gens de se rendre aux deux manifestations. Si l’on souhaite mener une évaluation approfondie de Dak’Art et organiser des débats culturels dans le pays, un délai de six mois apparaît bien court. Le Sénégal a mené une véritable politique culturelle depuis l’indépendance, mais celle-ci a stagné pendant près de vingt ans. Aujourd’hui, on parle de diplomatie d’influence, ce qui exige une politique culturelle forte, en particulier au niveau international. Annuler ou reporter un événement aussi prestigieux que la Biennale de Dakar est néfaste pour l’image du pays.
JH : Une biennale est un atout formidable pour une capitale comme Dakar, notamment lorsqu’elle bénéficie d’une assise historique. Dak’Art a brillé pendant des années, à l’échelle nationale comme internationale. Si un secteur peut bel et bien se construire autour d’un événement biennal, je suis d’avis qu’il doit apprendre à se développer et à prendre une autonomie au-delà de cet événement. Il appartient à chacun et chacune d’entre nous d’évaluer l’engagement dont nous sommes capables de faire preuve sur la scène artistique afin de la soutenir et de la renforcer avec des propositions culturelles et artistiques régulières. Je crois au pouvoir des initiatives indépendantes, quelles qu’en soit l’envergure ou l’ampleur. Dakar a fourmillé de ce type d’initiatives pendant plusieurs décennies. La question intéressante que nous devrions nous poser est de savoir pour qui et pourquoi nous faisons ce que nous faisons ? Travaillons-nous et créons-nous des merveilles uniquement pour une semaine tous les deux ans ?
AA : Il aurait été possible d’éviter le report de ce qui est sans conteste la biennale d’art la plus importante de l’Afrique de l’Ouest – sinon de l’ensemble du continent – en réallouant les financements de projets internationaux pour soutenir Dak’Art. Ceci soulève les questions de la priorisation des projets « occidentaux » sur les vastes initiatives panafricaines et appelle à réévaluer l’attribution de ressources au sein de la communauté artistique. Le bon moment est venu pour le gouvernement sénégalais de réfléchir à repositionner la Biennale dans le contexte de l’afrocentrisme afin qu’elle serve de plate-forme au peuple noir du continent et de la diaspora en s’ouvrant à des organisations telles que le Centre for Black and African Art and Civilisation (CBAAC).
BP : Comment la ville et ses habitants, pour qui la Biennale constitue un rendez-vous fixe, a-t-elle jugé le report ?
MAC : Dakar a soif d’art, de culture. L’enthousiasme des dernières années, en particulier parmi les jeunes gens (certainement encouragés par les médias sociaux) est remarquable. Dak’Art est attendu avec impatience et scruté avec une passion qui fait sourire ! Et ça, c’est une véritable victoire !
JH : Au Sénégal, l’art contemporain reste une niche. Je pense que le report nous a particulièrement touchés, nous, acteurs et actrices de la scène culturelle, ainsi que les personnes de l’étranger qui avaient planifié leur visite. Pendant ce temps, le vendeur de café de Ponty continue de servir son café et les pêcheurs continuent à se consacrer à leur gagne-pain.
JD : En tant que curatrice invitée, portant donc un regard extérieur, il ne s’agit pas tant d’un report que d’un événement inattendu pour toutes les personnes impliquées. Cela a toutefois révélé une scène artistique dakarois/sénégalaise résiliente qui a su réagir aux changements de dernière minute. Les acteurs et actrices privées et publiques s’associent depuis longtemps pour Dak’Art, et cela ne va pas changer. La transparence est essentielle en des temps de crises et d’incertitudes pour permettre à tous et toutes de travailler ensemble à résoudre les problèmes de fond, et assurent ainsi la continuité en renforçant les écosystèmes artistiques. La participation n’a pas été la même mais elle a dépassé les attentes, et il est apparu clairement que la diversité et la vivacité de l’écosystème artistique de Dakar sont soutenues tant au niveau local qu’international. Il en est allé de même de la participation et de l’organisation de nombreux événements, vernissages, discussions et expositions pendant cette saison « non biennale ».
Mohamed Amine Cissé a travaillé au Cameroun à la Galerie MAM et MOSS à Douala. Il est le fondateur de l’agence culturelle KCISS. Il a présenté deux expositions pendant ce OFF. L’une d’entre elles, Lingéer, consistait en des portraits photographiques de huit femmes visionnaires réalisés par Khalifa Hussein (célèbre pour avoir couvert les émeutes de Dakar en 2021 et 2024). Elle a été organisée en hommage à la bataille de Nder de 1820, au cours de laquelle des femmes fugitives se sont immolées par le feu afin de préserver leur lignée de l’étau de la colonisation.
Jennifer Houdrouge est la fondatrice et directrice de la galerie d’art et résidence d’artistes Selebe Yoon à Dakar. En mai dernier, elle a organisé une double exposition et des discussions entre les artistes représentés par la galerie et ceux et celles qui avaient participé à sa résidence. Les artistes Hamedine Kane, Younes Baba-Ali et Mbaye Diop ont discuté des aspects intangibles de la mondialisation du point de vue du Sud Global à travers leur exposition collective Export-Import. Parallèlement, l’extension temporaire de la galerie a présenté Arébénor Basséne, Alioune Diouf, Melinda Fourn, Naomi Lulendo et Sandra Seghir.
Jareh Das est une curatrice indépendante et une universitaire née à Newcastle-upon-Tyne qui a grandi à Lagos (Uvwie). Elle voyage régulièrement entre l’Afrique de l’Ouest et le Royaume-Uni. Impliquée dans Dak’Art 2024, Jareh Das a été co-curatrice avec Aissa Dione de l’exposition Catch the Invisible. Celle-ci rassemble des œuvres nouvelles et anciennes d’artistes du Brésil, des États-Unis, d’Europe et d’Afrique de l’Ouest qui établissent une comparaison entre des histoires transmises d’une génération à l’autre et traitent de mémoire collective, d’origines, de spiritualité, de revalorisation et de réinterprétation.
Aderemi Adegbite est un artiste-curateur, un artiste interdisciplinaire qui s’intéresse aux interventions sociales. Il est le fondateur de la Vernacular Art-space Laboratory Foundation, une initiative artistique pour des projets gérés par des artistes. Récemment, il a créé le Tutuola Institute – The Yoruba Cultural Institute, qui est à la fois une intervention artistique et une ONG à responsabilité limitée légalement reconnue.
Black Pages est une plate-forme de diffusion critique qui produit des lectures, des écrits et des espaces radicaux dédiés à la pratique enracinés à Dakar, au Sénégal. Sa fondatrice est Isabelle Kany Ndiaye.
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