C'est la lutte a façonné la pratique artistique du performer Kalisolaite 'Uhila qui met en scène les questions d'invisibilité, de survie et d'hybridité culturelle.
La série d’expositions « Politics of Sharing », organisée par l’ifa-Galerie à Berlin et Artspace New Zealand, questionne l’utilisation et la répartition de ressources et d’éléments fondamentaux pour la vie sur cette planète. L’artiste performer Kalisolaite ‘Uhila, dont le travail a été présenté dans ce contexte, a rencontré C& lors de sa résidence à ZK/U Berlin. L’artiste de Nouvelle-Zélande d’origine tongienne nous a parlé de son identité, de son processus de travail et de sa première visite en Europe.
Magnus Rosengarten : Qu’est-ce que le savoir pour vous ?
Kalisolaite ‘Uhila : Parfois, je me demande pourquoi je travaille dans le domaine de l’art ? Même si je n’aime pas utiliser ce mot, je le considère plutôt comme une expérience. Au cœur de cette expérience, j’utilise mon savoir et mon identité tongienne comme des ressources, mais aussi mon savoir occidental, la culture dans laquelle je vis en Nouvelle-Zélande. Je peux relier les deux, en jouer. Lorsque que l’on pense au roi Salomon dans la Bible et à toutes ses richesses par exemple, qu’a-t-il choisi ? Il a choisi le savoir.
MR : Et comment apprenez-vous ?
KU : J’apprends en me battant pour ce que je veux. Mais aussi en me déplaçant d’un lieu à un autre. Je travaille dans une usine pour gagner ma vie. On y transforme des aliments à la chaîne, mais j’ai aussi travaillé dans un supermarché où j’étais responsable de la présentation des produits pour la clientèle. C’est une forme de performance, en fait.
J’ai débuté comme graveur, et à travers la pratique de la gravure à l’eau-forte, la sculpture et l’estampe, j’en suis arrivé à réfléchir sur ce que je voulais vraiment observer : quel est le lien du corps à l’estampe ? J’ai évolué vers l’action painting, le marquage de surfaces. J’étais impliqué dans tous ces objets, mais j’ai commencé à m’interroger : où est le corps dans tout cela ? Je voulais intégrer le corps afin d’activer les espaces qu’il occupe. Je voulais donner vie aux choses. Je m’intéresse aussi beaucoup aux questions de l’invisibilité, tant dans les espaces publics que privés. C’est une approche plus psychologique parce que je souhaite savoir comment faire pour littéralement imprimer l’esprit des gens. Afin d’y laisser une impression…
MR : Avec vos performances, cherchez-vous à raconter des histoires, s’agit-il de récits ?
KU : Généralement, les titres racontent des histoires et mon corps également. Lorsque je me concentre sur la façon dont le corps les raconte, il s’agit de gestes subtils. Lorsque je fais des performances, j’aime l’invisibilité des choses. J’aime lorsque les gens passent près de vous dans un espace public et ne réalisent même pas que la performance est en train de se dérouler jusqu’à ce qu’ils pénètrent dans l’espace artistique. Cela peut aussi provoquer une conversation parmi les gens dans le public.
MR : Quel rôle l’artiste, la personne créative, joue dans la société tongienne ?
KU : Honnêtement, je parlerais de survie. Il s’agit essentiellement d’expérience. Nous faisons des choses qui nous permettent de survivre. Lorsque les Occidentaux voient ce que nous faisons, ils parlent immédiatement d’objet, le définissent comme une sculpture ou une autre forme d’art. Mais pour moi, nos créations ne sont pas forcément de l’art. Elles sont l’histoire ou le récit de la survie d’une personne, et de la façon dont elle gagne sa vie.
MR : Vous avez dit précédemment que votre vie actuelle est définie par vos origines tongiennes, mais culturellement, vous êtes aussi influencé par les normes occidentales et les valeurs de la société néo-zélandaise. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
KU : Je sais qui je suis. Je sais d’où je viens, je connais mes racines.Tant que je sais que je viens de Tonga et que je sais où je me trouve,je me sens bien. Parfois je pense avoir besoin de me couvrir de tous ces objets, de toutes ces choses traditionnelles. À la fin de la journée, je suis moi-même. La couleur de ma peau en témoigne, de la même manière que mes cheveux, que ma langue. Voilà qui je suis. C’est également le cas des gens qui m’ont soutenu dans les moments difficiles, comme mon mentor Solopolemala Filipe Tohi et bien sûr ma famille, ma femme et mes deux enfants. Apprendre dans une institution occidentale me fait avancer et évoluer. Au fond, j’apporte avec moi une perspective tongienne sur les choses et je vais m’inspirer des connaissances occidentales. Les deux vont de pair.
MR : Quelle est votre approche dans la réalisation de vos performances – qui se déroulent fréquemment dans l’espace public ? Procédez-vous à une longue préparation ou conceptualisation ? Quels rôles jouent la spontanéité et l’intuition ?
KU : Comme vous pouvez le voir en regardant ma chambre, tout est super clean, rien de dépasse. C’est plutôt un espace de réflexion, j’aime la simplicité. Je ne pratique ni le yoga ni une technique de méditation spécifique, mais je suis une personne très spirituelle. J’ai conscience que je suis un corps physique ici, et qu’il existe quelqu’un d’autre qui est supérieur à moi. Tout ce que je dois faire, c’est me préparer et, lorsque le moment est venu d’être prêt, de me remettre au Tout-Puissant. La préparation représente une grand part du tout. Je lis beaucoup de philosophie et de poésie en ce moment. Je me sens très lié à des artistes comme Joseph Beuys par exemple. Telle est ma relation au savoir occidental.
MR : Comment envisagez-vous le futur ?
KU: J’ai quelques expositions prévues. Je vais revenir à Artspace New Zealand et y raconter mes expériences à Berlin. Je me suis senti véritablement relié à certains sites comme le Tempelhofer Feld (un ancien aéroport de la ville de Berlin dont le terrain a été remodelé pour en faire un espace récréatif pour le public). J’envisage vraiment de revenir en Europe, de poursuivre mon travail et aussi de voyager en d’autres lieux comme les États-Unis.
Magnus Rosengarten est réalisateur de films, écrivain et journaliste venant d’Allemagne. Il vit à New York où il fait son Master en études performatives à la NYU.
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