Une conversation avec Theo Eshetu

« je pensais la vidéo en termes de musique pour les yeux »

C& s'entretient avec l'artiste vidéast Theo Eshetu.

« je pensais la vidéo en termes de musique pour les yeux »

Theo Eshetu, The Return of the Axum Obelisk, video installation, 2009 (Courtesy of the artist)

C& :  comment êtes-vous venu à la vidéo dans votre travail d’artiste  ?

Theo Eshetu  : Lorsque j’ai commencé mes études artistiques en 1970, la vidéo paraissait plus intéressante que la photographie. Il semblait que ce nouveau médium permettrait de découvrir plus. J’ai commencé à faire des vidéos avant même que les cassettes VHS n’aient été inventées et il n’y avait que quelques institutions et  réseaux télévisés qui connaissait la vidéo. Et puis le fait également de pouvoir utiliser la même technologie que la télévision pour faire quelque chose qui soit uniquement sa propre perspective, son propre regard sur le monde, c’était quelque chose d’extrêmement stimulant, et sans aucun doute, la télévision était alors le médium visuel  le plus influent alors existant. C’était le médium par lequel passait une perception du monde adoptée par tous. Et moi je pensais que la façon de voir le monde en regardant la télévision n’était pas la façon dont était réellement fait le monde. Donc ce qui m’intéressait, c’était d’utiliser la même technique pour, essentiellement,  communiquer une vision du monde parfaitement distincte de celle dictée par la télévision.

Theo Eshetu, Veiled Woman on a Beachfront, video installation, 2010 (Courtesy of the artist)

Theo Eshetu, Veiled Woman on a Beachfront, video installation, 2010 (Courtesy of the artist)

C&  : dans certaines parties essentielles de l’ensemble de vos travaux, l’interaction entre l’Italie et l’Éthiopie, tout comme entre le passé et le présent, semble être un thème récurrent. Pourquoi cela  ?

TE  : en fait, j’ai établi ces liens parce que je suis Éthiopien et que je vis en Italie. Et puis, les deux pays ont une histoire commune. Pour moi, c’est plutôt quelque chose de personnel. Si j’habitais ailleurs, mes liens existeraient avec cet ailleurs-là. L’Italie, c’est pour moi l’endroit où je vis, où j’ai grandi professionnellement parlant. L’art italien exerce donc une grande influence sur moi. J’ai quitté Londres pour venir ici parce que j’adorais les réalisateurs italiens, les artistes de la Renaissance et la beauté. Et puis bien sûr après,  quand on commence à se pencher sur l’histoire, on essaie de voir ce qui se trouve derrière cette façade de beauté. J’ai déjà fait plusieurs vidéos sur l’Éthiopie. Quand j’ai commencé dans les années 80, je faisais des vidéos sur les relations afro-européennes qui étaient essentiellement fondées sur l’aspect esthétique. C’est parce que c’est dans mon ADN, je suis mi-Africain, mi-Européen. Le dialogue entre ces deux mondes, c’est une partie intégrale de mon être, que cela ait été historiquement positif ou négatif. Si bien que lorsque je faisais des vidéos, l’Afrique et l’Europe étaient toutes les deux des espaces métaphoriques. Mais arrivé à un certain point, j’ai voulu connaitre la vraie Éthiopie pour faire un film sur le lien entre l’expérience effective et la mémoire enfantine. J’ai alors fait en 1997 un film sur mon grand-père, qui était un historien connu. C’est alors que j’ai commencé à m’intéresser à mes origines éthiopiennes et à l’histoire du pays. Tout a démarré sur des événements très personnels.

C&  : vous avez récemment exposé votre installation «  The Return of the Axum Obelisk  » à Berlin. Pouvez-vous nous parler un peu de ce travail, comment il a commencé…Qu’est-ce qui vous  motivé à travailler sur ce sujet  ?

TE  : mon père travaillait au bureau de la FAO (Food and Agriculture Organization) où se trouvait l’obélisque d’Axoum. C’est un objet que je connais depuis l’enfance. L’époque à laquelle j’ai commencé à m’intéresser à l’histoire éthiopienne coïncide avec celle des premières rumeurs sur son retour. Il ne m’intéressait pas uniquement du point de vue politique, c’était aussi personnel. C’était un fragment d’Éthiopie à Rome. Si bien que ce fragment d’Éthiopie qui allait retourner en Éthiopie, c’était pour moi un peu mon état d’esprit. Je vivais en Europe et en même temps j’allais rentrer en Afrique, plus précisément en Éthiopie. D’une certaine manière, quand on regarde l’histoire avec les yeux de sa propre biographie et de son expérience personnelle, on a une image tout à fait différente de celle rapportée dans les comptes-rendus officiels. La complexité de l’histoire vient du fait qu’elle n’est pas factuelle. Par exemple, pour moi, il est évident que mon installation est très politique, mais l’aspect politique est à l’intérieur du travail, pas à la surface. Dans cet objet, le politique est implicite, j’entends les deux pays et  leur relation, le politique, sont implicites.

C&  : cela repose  profondément sur  les mythes, récits et rituels éthiopiens traditionnels, avec une composante symbolique non négligeable. Dans ce contexte,  vous utilisez également la vidéo et la technologie. Comment avez – vous réuni toutes ces sources  ?

TE  : cela fait aussi partie de l’histoire. Les rituels et symboles m’intéressent, ils m’intéressent d’un point de vue symbolique. Vous voyez dans l’obélisque un symbole et vous qualifiez alors son retour  de geste politique symbolique. Mon intérêt envers l’histoire remonte à la préhistoire. Tout a commencé par le rituel. Et aujourd’hui il existe toujours des gestes symboliques, par exemple, offrir un cadeau à quelqu’un, nous n’y pensons plus, mais c’est un geste rituel. Je crois ainsi qu’une grande partie du politique est imprégnée de ritualité. En considérant les choses comme des relations ritualisées, je crois qu’il est plus facile d’en comprendre la complexité.

C&  : lorsque l’on parle d’art public ou d’art dans l’espace public dans les villes africaines telles qu’Addis Abeba, l’accent reste mis sur les œuvres représentatives et politiques. Pensez-vous que, le nombre de jeunes artistes travaillant dans l’espace public ne cessant d’augmenter,  un changement puisse  se produire  ? Que l’espace public  puisse s’ouvrir à des œuvres d’art libérées du rôle représentatif  ?

TE  : je pense qu’Abbis Abeba est en train de connaître une mutation. Au milieu des années 90, lorsque j’y étais, une nouvelle statue de l’empereur Menelik avait été mise en place. À l’époque, on faisait encore des sculptures militaires. Mais plus récemment, de jeunes artistes ont commencé  à occuper l’espace public. La nouvelle génération apporte un peu plus de conceptualisme, c’est tout à fait passionnant. Mais encore une fois, c’est quelque chose qui arrive également en Europe. Je pense que lorsqu’on était en 1968 en Europe, on était en 1968 en Éthiopie. C’est de cette manière que le monde est interconnecté.

Theo Eshetu, Kiss the Moment, video installation, 2013 (Courtesy of the artist)

Theo Eshetu, Kiss the Moment, video installation, 2013 (Courtesy of the artist)

C&  : quel rôle joue la musique dans votre travail  ?

TE  : et bien, je trouve que la musique est extrêmement importante parce que lorsque j’ai commencé à faire des vidéos, je n’avais pas beaucoup de références. Si bien que je pensais la vidéo en termes de musique pour les yeux. C’est pour cela que ma façon d’aborder l’élaboration d’une vidéo  est peut-être celle d’un compositeur qui veut composer une pièce musicale. Il peut en composer une avec une histoire compliquée, soit il est question d’amour, soit de douleur, soit de ce que ressent le compositeur au sujet de telle ou telle chose. Je crois que c’est ainsi que je procède avec la vidéo. Je travaille en compositeur plus qu’en artiste.

C&  : est-ce la musique est a priori plus «  accessible au public  », est-ce qu’elle a plus facilement du succès  que les arts visuels  ?

TE  : ce que je trouve séduisant dans la musique, c’est qu’elle aille directement à l’âme. La musique, on l’entend et elle vous touche immédiatement. Elle vous parle directement et c’est ce que je rêve d’obtenir avec mes vidéos, qu’elles touchent  les gens directement de la même manière que le fait la musique. J’aime communiquer. J’aime toucher aux émotions, ou aux sentiments – et c’est ce que fait la musique.

Lundi 13 Octobre 2014, 19h00 – 21h00 :  Transform: Theo Eshetu, Tate Britain, Clore Auditorium, London, UK.

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Propos recueillis par Aïcha Diallo

 

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