Notre auteur Dagara Dakin explore l'exposition rétrospective du peintre Hervé Télémaque.
Dans la foulée de l’exposition Haïti, deux siècles de création artistique qui s’est tenue dernièrement au Grand Palais à Paris, le Centre Georges Pompidou a présenté jusqu’au 18 mai une rétrospective de l’œuvre du peintre français d’origine haïtienne Hervé Télémaque. L’exposition, qui est présentée du 19 juin au 19 septembre 2015 au musée Cantini de Marseille, permet de cerner au mieux une œuvre caractérisée par son exigence et par sa diversité technique. De même, pour reprendre les mots de Christian Briend, à qui revient le commissariat de la proposition : « elle éclaire des réflexions fondamentales pour l’artiste, telle que la place attribuée à l’autobiographie, la relation complexe entre image et langage ou la dimension narrative. »
Parcours
Né en 1937 en Haïti, Hervé Télémaque se forme à la fin des années 1950 à New York sur une scène artistique dominée par l’expressionnisme abstrait. En 1961, il s’installe à Paris à un moment ou la ville lumière perd son aura de capitale des arts au détriment de New York. « En 1961, dit-il, Paris m’attire tandis que New York, ville empreinte de racisme me déçoit. Ainsi face à l’absence d’un regard critique des peintres américains de la génération Pop sur la société, exception faite de James Rosenquist, je décide de quitter définitivement New York pour Paris ». Le besoin de l’artiste de se rattacher à la langue française, dans laquelle il a été éduqué, est aussi un des éléments qui motive son départ des États-Unis.
En France il rencontre les acteurs du surréalisme sans pour autant adhérer au mouvement. Son langage évolue alors sous l’influence des images publicitaires – qu’il n’hésite pas à détourner (comme dans l’œuvre intitulée Petit célibataire un peu nègre, et assez joyeux (1965) qui sert d’affiche à l’exposition) – et de la bande dessinée notamment celle d’Hergé dont il apprécie la technique de la ligne claire. En 1964 avec le peintre Rancillac et le critique Gérald Gassiot-Talabot, il organise l’exposition Mythologies quotidiennes au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris. Cet événement marque la naissance du mouvement de la Figuration narrative, lequel se présente à la fois comme une alternative à l’abstraction et pose un regard critique sur la société de consommation.
D’une grande variété technique, l’œuvre de Télémaque est marquée par son caractère hybride. L’artiste s’inspire des combines de l’artiste américain Robert Rauschenberg, introduit des objets dans ses réalisations (Présent où es-tu ?), s’affranchit du format classique (My Darling Clémentine, 1963), et du mur d’exposition (Conquérir, 1966). Par ailleurs, lorsqu’en 1968 la peinture ne le satisfait plus il se consacre à la création d’objets, il y revient en 1970, réalise des collages entre 1974 et 1980, de même que des assemblages (1979-1996). Et, parallèlement, il s’essaie au fusain (1993-2002).
Ses plus récentes toiles (2000-2015) traitent de sujets explicitement politiques qui revisitent à la fois ses racines africaines et l’actualité politique française (Cf. Fond d’actualité, n°1 (2002)).
L’art de l’ellipse
Les œuvres d’Hervé Télémaque ne livrent pas facilement leur contenu. Et, bien que l’artiste conteste que l’on puisse leur trouver quelques familiarités avec le principe du « rébus », c’est pourtant ce mot qui vient en premier à l’esprit quand on est face à ses réalisations. Pour exemple, les toiles qui composent la série Passages (datées des années 1970) sont constellées d’un nombre de figures traitées en aplats tels que la canne blanche, le sifflet, les ciseaux, le parapluie ou le cor de chasse. La présence de ces éléments, aussi divers qu’incongrus, dans le même environnement graphique, peut paraître étrange aux yeux de l’individu lambda, mais, du point de vue de l’artiste : « Les gens ont perdu la capacité de voir dans les objets quotidiens le sens latent qui s’y cache. L’étrangeté, ce n’est pas que moi je recouvre ce sens, mais que les autres l’aient perdu. » Le terme « rébus » est sans aucun doute réducteur face à la profondeur des réflexions de l’artiste. Le regardeur, lui, n’en reste pas moins songeur.
Rien d’étonnant donc, comme le précise Jean-Paul Ameline, au fait que ses tableaux aient été « le plus souvent considérés par certains critiques d’art comme donnant lieu à de difficiles exercices d’interprétation. D’autres ont parlé de « labyrinthe » « où le mystère se fait hautain, hermétique, ironique ».
Évoquant la place du langage dans son travail, Télémaque assure que « c’est par l’ellipse, que l’on a une chance d’atteindre une jouissance après coup, où l’on reconnaît une sorte de vécu. Donc je passe par un processus analytique, nourri d’images de rêve et procédant par la parole et le langage, un va et vient permanent entre le rêve et le parlé, car c’est cela une analyse. »
La dimension autobiographique sur laquelle reposent certaines de ses propositions (tels que Présent ou es-tu ? (1965), L’annonce faite à Marie (1959) ou encore Confidence (1965)) n’est pas étrangère au caractère hermétique que l’œuvre peut revêtir. La composition titrée Confidence – qui fut restaurée pour l’occasion – en est une parfaite illustration. Elle associe divers éléments biographiques tels que le bandage orthopédique, souvenir d’une hernie vécue à l’âge de 13 ans, comme indiqué sur la composition. « J’ai écrit au pochoir l’expression « Être trapéziste », et le verbe « Être » est barré. En effet, cet accident m’a condamné à abandonner le saut en hauteur or j’étais l’un des espoirs minimes à Haïti », précise l’artiste.
La place du rêve et de l’analyse dans son approche de la peinture n’est pas sans évoquer la démarche des artistes surréalistes. Au-delà, son « vocabulaire sexuel », comme il le dit lui-même, « est indirectement inspiré de Marcel Duchamp : gaines, soutien–gorge, culottes, slips… Il y a un peu de Duchamp et de La Mariée mise à nue par ses célibataires, même dans Confidence, mais peut-être est-ce dans mon œuvre intitulée Caca-Soleil ! Qu’il y a le plus de connexions. » On retrouve également cette influence dans la construction de certains de ses titres tels que Petit célibataire un peu nègre, et assez joyeux.
La dimension critique
La dimension critique de l’œuvre a toujours été importante aux yeux de Télémaque. En témoignent certaines de ses propositions, ou encore le fait que l’absence d’une démarche critique des artistes pop américains soit l’un des arguments qu’il avance pour expliquer son départ de New York. Aussi, outre les sujets à caractère autobiographique, il s’empare de thèmes tels que le racisme, le colonialisme ou encore l’impérialisme.
Parmi les œuvres qui traitent de ces questions on peut citer La Vénus Hottentote n°2 (1962), dont le thème renvoie à la question du racisme colonial en reprenant pour titre le surnom dont avait été affublée Saartjie Baartman, personnalité dont le cas est célèbre dans l’histoire des zoos humains. Dans un autre registre, Étude pour Deep South – un fusain sur papier daté de 2001 – a pour sujet la ségrégation raciale dans le sud des États-Unis. Le dessin s’inspire d’une photographie de Elliott Erwitt montrant une fontaine toute neuve réservée aux Blancs et un lavabo usagé destiné aux Noirs. L’artiste a retiré la figure de l’homme noir présent dans l’image originale comme pour la dépouiller de tout aspect anecdotique.
Quant au triptyque Mère-Afrique (1982) – une œuvre de technique mixte qui associe la photographie, le collage et la mine de graphite – il dénonce la politique de l’apartheid qui sévissait alors en Afrique du Sud. On y voit de part et d’autre d’une cravache réelle – sorte de ready-made – une photographie d’une nourrice noire promenant un enfant blanc le long d’une plage réservée aux Afrikaners et des personnages noirs hilares extraits de la fameuse affiche de Paul Colin pour La Revue nègre. Violence, ironie ? De quoi rit-on ? De qui rit-on ? Situation absurde… Il y a tout ça dans cette œuvre.
« Encore aujourd’hui, dit Hervé Télémaque, je reste un Nègre « bossal », c’est à dire un Nègre en colère (…) À plusieurs reprises, j’ai exprimé ma révolte à l’encontre de l’impérialisme américain. L’œuvre la plus emblématique de mon engagement est sans doute One of 36000 marines (1965) : j’y dénonce l’invasion de la république Dominicaine par les E.U, un jour d’avril 1965. Fidel Castro incarne la résistance cubaine, il est très présent dans mon travail à cette époque. Mais ma plus grande solidarité va à Nelson Mandela. » Et, l’artiste, évoquant son rapport à ses origines, affirme : « Je reste proche de mes origines tout en gardant une distance critique ».
L’exposition se clôt sur une citation extraite du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire qui dit le positionnement de l’artiste sur ces questions.
« Ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort de la terre
Ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale
Elle plonge dans la chair rouge du sol
Elle plonge dans la chair ardente du ciel
Elle troue l’accablement opaque de sa droite patience. »
L’œuvre d’Hervé Télémaque contient une force latente qui fonctionne à rebours. Une fois sortie de l’exposition on se surprend a chercher encore à décrypter le sens de ses compositions. L’hermétisme dont on l’accuse est bien réel, son propos ne se livre pas facilement. Cette difficulté d’accès a sans doute plusieurs sources. Elle peut être l’expression d’une stratégie qui vise à dire sans en avoir l’air dans un contexte qui n’est pas favorable à la libre expression de certaines vérités. Peindre en pays dominé, en un certain sens, serait-on tenté de dire, pour paraphraser Patrick Chamoiseau. Au-delà, cet hermétisme ou cette sophistication – terme que l’artiste affectionne le plus – est aussi la marque d’un esprit dont l’érudition n’est pas à démontrer tant elle suinte de ses propositions. On est loin du divertissement, même si Télémaque se réfère à l’univers de la bande dessinée ou de la publicité, ses références ne sont pas là pour autant faire diversion.
Hervé Télémaque, du 19 juin 19 au 20 septembre, 2015, le Musée Cantini de Marseille, France.
Basé à Paris, Dagara Dakin est diplômé en histoire de l’art, auteur, critique et commissaire d’exposition indépendant.
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