Dans notre toute dernière série, Female Pioneers, nous nous sommes intéressé·e·s à des artistes féminines originaires d’Afrique dont les contributions artistiques sur le continent ont été remarquables. Ici, notre autrice Khanya Mashabela nous fait part de ses réflexions sur l’œuvre de Gladys Mgudlandlu, reconnue comme une peintre pionnière en Afrique du Sud : elle a été l’une des premières femmes noires du pays à entrer dans le monde de l’art majoritairement blanc des années 1960.
La pratique artistique de Gladys Mgudlandlu remonte à son enfance, lorsqu’elle commence à réaliser des peintures murales et des sculptures d’argile dans la tradition xhosa. Née en 1917 à Peddie près de Grahamstown en Afrique du Sud, elle s’est installée au début des années 1940 dans la province du Cap, où elle a mené une longue carrière d’enseignante. Sa carrière de peintre professionnelle a débuté en 1957, après la mort de la grand-mère qui l’avait élevée.
La légende veut que Mgudlandlu peignait à la lampe à paraffine chez elle le soir après avoir enseigné la journée, même une fois qu’elle a eu accès à l’électricité. Ce choix est visible dans ses peintures, à travers l’utilisation diffuse de la lumière contrastant avec des couleurs vives. Une autre pan de la légende artistique associée à Mgudlandlu est sa relation avec les oiseaux, souvent représentés dans ses peintures. Ceci lui valut le surnom d’uNontaka, la dame aux oiseaux.
Le rapport de Mgudlandlu au monde de l’art était complexe. Elle vendait ses œuvres à une clientèle aisée, blanche, admirative de cette artiste naïve, populaire ou marginale, qui peignait des scènes rurales perçues comme idylliques et pastorales. À l’inverse, Bessie Head, célèbre écrivaine membre du mouvement de la Conscience noire (Black Consciousness movement) en Afrique du Sud, faisait partie des quelques autrices noires de l’époque à critiquer son travail pour son manque d’engagement vis-à-vis de l’oppression subie par les populations noires qui vivaient sous l’apartheid. De plus, Head avait le sentiment que Mgudland, en choisissant de dépeindre les townships et les zones rurales sans représenter la souffrance infligée par l’État à leurs populations, apportait son soutien au gouvernement oppressif en échange de celui de ses collectionneurs blancs. Ces interprétations du travail de Mgudlandlu apparaissent toutefois toutes deux réductrices des complexités qui le caractérisent, tant dans ses compositions formelles sur le plan interne, que pour ce qui a trait au monde et au marché de l’art dans lesquels s’inscrivait sa pratique sur le plan externe.
Si les peintures de Mgudlandlu pouvaient être interprétées comme des idéalisations des paysages et des personnes qu’elles représentaient, un examen plus attentif révèle l’étrangeté intentionnelle de ces représentations. En réduisant son travail à celui d’une artiste naïve, créé sous l’impulsion de l’intuition plutôt que de la réflexion, ces choix formels sont aisément passés sous silence. À titre d’exemple, ses paysages de townships transmettent un sentiment de chaos et de désordre, les lignes des murs et des toits des maisons se chevauchent, et leur disposition apparaît invraisemblable. Elles se jouent des règles de la perspective. Croire qu’il s’agit ici simplement d’une méconnaissance de ces règles revient à faire abstraction du sentiment de claustrophobie qu’exprime Mgudlandlu et de la mélancolie dégagée par les sombres portes et fenêtres béant sur l’obscurité. Sa perspective aérienne, qu’elle comparait à celle d’un oiseau volant au-dessus de nos têtes, peut aussi être interprétée comme la propre expression de son mécontentement à l’égard de ces conditions de vie et d’un désir de libération.
Cette interprétation est renforcée par une comparaison entre les paysages des townships et les paysages ruraux. Dans ses peintures rurales, les lignes des cabanes et des collines suivent des courbes plus douces, sauf lorsqu’elle met l’accent sur la puissance rocailleuse des montagnes. Y apparaissent des personnages, tous noirs, aux corps de formes sinueuses, presque toujours sans visages. Lorsqu’il y a visages, leur apparence est souvent semblable à un masque, inexpressive. Il est intéressant de noter que les oiseaux qui apparaissent dans son travail ont souvent des regards plus expressifs que ceux des personnages. L’accusation voulant que Mgudlandlu ignore les luttes des Noirs dans son œuvre peut peut-être être attribuée à sa propre lutte pour établir un lien avec les autres, de la même manière qu’elle parvenait à le faire avec la nature. Quoi qu’il en soit, tout art est politique et la comparaison de ses œuvres sur les townships avec ses descriptions des zones rurales illustre clairement ce qu’elle pensait des déplacements forcés des populations noires par le gouvernement d’apartheid de leurs propriétés rurales étendues vers des zones d’habitation urbaines surpeuplées. Certes, le message n’est pas aussi direct que dans le Resistance Art que nous associons au mouvement de la Conscience noire. Bessie Head a raison de penser que la carrière de Mgudlandlu était avant tout orientée vers son succès artistique individuel et commercial plutôt que vers des objectifs politiques.
Son public consistait en un cercle de professionnels et de collectionneurs d’art blancs dont elle était très appréciée. Ses expositions étaient des succès commerciaux et attiraient l’attention des médias. David Koloane a analysé l’effet des demandes d’un marché de l’art essentiellement blanc sur le travail des artistes noir·e·s dans « The Identity Question: Focus of Black South African Expression » (1993). Cet essai décrit comment ce marché a créé une « authentique » identité artistique mythifiée à partir de leur désir de voir un reflet de leurs constructions de la Blackness, instaurant par là même la norme d’un « art noir » approuvé. Ceci a eu pour effet que des artistes tels que Koloane, Gerard Sekoto et George Pemba, qui créaient des œuvres jouant explicitement avec la tradition moderne ou prenant l’urbain comme sujet ont été qualifiées de non authentiques. Ceci jette quelque lumière sur les raisons pour lesquelles une artiste comme Mgudlandlu, qui peignait des paysages et avait une réputation de « dame aux oiseaux », était perçue comme une artiste autodidacte et marginale en dépit de la sophistication de ses compositions et de sa compréhension évidente des traditions occidentales de l’impressionnisme et de l’expressionnisme.
Ces complexités ne correspondaient pas au récit de l’Africain « authentique », relativement inaltéré par le Nouveau Monde, dont la création résultait davantage de l’intuition et de la spiritualité que de l’intelligence. Que Mgudlandlu se soit faite complice de la perpétuation de ce faux récit s’expliquerait presque entièrement par les conditions socioéconomiques et politiques dans lesquelles elle a vécu et travaillé. Son succès témoigne du lien qu’elle établissait avec son public de manière à créer l’art qui lui tenait à cœur de produire. Dans le contexte d’apartheid de l’Afrique du Sud où évoluait cette artiste noire, cette motivation individualiste était nécessairement porteuse d’une signification politique, alors même qu’il va de soi qu’être un artiste blanc travaillant dans la tradition occidentale constitue un privilège.
Khanya Mashabela est une autrice indépendante basée au Cap.
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