Human Zoo

De la pratique coloniale à l’art participatif

Human Zoo

De la pratique coloniale à l’art participatif

Still image from the 1969 BBC television series Civilisation

By Morgan Quaintance

Méthode coloniale

Tout au long de l’histoire coloniale, les forces occidentales cherchant à exploiter les ressources naturelles et humaines de leurs colonies respectives, se sont servies de la déshumanisation des autochtones comme d’une stratégie pour justifier et maintenir leur soumission à une très grande échelle. Ceci avait pour dessein d’assimiler l’Ouest à la «  civilisation  » et le reste à la sauvagerie, la barbarie et un esprit primitif. À l’étranger, ne se contentant pas de la domination et de l’émasculation des peuples par la force, les méthodes coercitives de la pratique coloniale occidentale progressaient au-delà du champ de bataille ensanglanté sur les champs fertiles des esprits étrangers. La ruse consistait à convaincre l’autochtone –  homme ou femme  – de son infériorité intrinsèque. Recourant à la science, la religion et la technologie, les colonisateurs cherchaient à faire la démonstration aux autochtones de leur supériorité morale, intellectuelle, naturelle et spirituelle.

À l’Ouest, le projet domestique de déshumanisation coloniale progressait sur le champ sémiotique. Faisant appel à des contes fantastiques d’îles exotiques habitées par des sauvages et des monstres ramenés vers les rivages occidentaux par des explorateurs du Nouveau Monde, tels Christophe Colomb, Marco Polo et Pierre-Louis Moreau de Maupertuis, la société européenne blanche prémoderne commença sa construction d’une image positive d’elle-même par opposition aux créatures anormales peuplant les étranges contrées lointaines. Le désir naissant en Occident de catégoriser, d’avoir recours à la taxinomie et d’organiser le monde et l’ensemble de ses contenus prit corps pendant la Renaissance européenne sous la forme des cabinets de curiosités (le mot «  cabinet  » faisant ici référence à son ancienne définition, celle d’une petite pièce privée). Ces derniers recelaient des collections d’objets étranges et inusuels réunis dans des maisons particulières, destinés à être consultés par des esprits éduqués et raffinés (c’est-à-dire les classes fortunées). Selon l’anthropologue Gilles Boëtsch, « parallèlement à la “zoologie classique”, les cabinets de curiosités cherchaient aussi à réunir des fragments de créatures du monde de légendes […] sans oublier les maints corps imaginaires censés avoir appartenu à tel ou tel monstre célébré dans la littérature ou les contes populaires 1 ».

A cabinet of curiosities engraving from Ferrante Imperato's Dell'Historia Naturale (Naples, 1599)

Gravure d’un cabinet de curiosités extrait de Dell’Historia Naturale de Ferrante Imperato (Naples, 1599)

L’apogée de cet élan de classification coïncida avec les Lumières européennes. Vers le XVIIIe et XIXe siècle, les cabinets de curiosités avaient constitué la base des collections des musées d’histoire naturelle et d’art, une activité parallèle qui encourageait aussi la fusion de la science, la mythologie et le folklore avec l’eugénisme, la phrénologie, la philosophie, l’histoire, la médecine et la littérature. En référence à cette époque, Pascal Blanchard a déclaré  : «  Sur une période de 500 ans, on observe la diffusion d’une grammaire iconographique, d’un corpus d’une imagerie de l’autre qui a fabriqué et défini en permanence l’Autre 2.  » Ce qui est certain, c’est qu’à cette époque, les sujets européens circulant dans les rues de leurs villes respectives, engagés dans telle ou telle activité socioculturelle considéraient, en vertu de divers médias, leur propre humanité comme un fait irréfutable, sachant que, au-delà des mers et des océans, il existait des êtres plus proches des bêtes qu’eux.

L’une des méthodes les plus bizarres pour définir l’autre, renforçant symboliquement la supériorité des Caucasiens et présentant la colonisation comme un noble projet humanitaire, consistait en ce qui fut connut récemment sous le nom de zoos humains  : l’exhibition publique temporaire d’autochtones importés des colonies qui étaient payés pour vivre et travailler dans l’enceinte d’environnements ou de villes reconstitués, destinés à représenter fidèlement leurs habitats indigènes.

Exhibition catalogue for “Human Zoos: The Invention of the Savage,” Quai Branly 2011

Catalogue d’exposition de « EXHIBITIONS, l’invention du sauvage », quai Branly 2011

L’émergence d’une considération critique de la pratique dérangeante des zoos humains a été lente. Toutefois, en 2011, une exposition unique, vaste et ambitieuse, a réuni les résultats disparates des recherches universitaires en une monstration complète et impressionnante, portant cette entreprise peu connue à la connaissance du public. Explorant la grandeur et la décadence historique des autochtones exposés, «  EXHIBITIONS, l’invention du sauvage  » a été organisée au musée du quai Branly à Paris par le commissaire d’exposition d’origine caraïbe et ancien joueur de football international Lilian Thuram, l’historien Pascal Blanchard et l’anthropologue Nanette Jacomijn Snoep. L’exposition et le catalogue l’accompagnant ont présenté l’émergence et le maintien des zoos humains –  apparaissant au XIXe  siècle et disparaissant aux alentours de la moitié du XXe  siècle  – comme un effet résultant de la volonté impériale des nations colonisatrices de dominer. À ce titre, les adeptes les plus zélés furent les pays ayant des intérêts coloniaux, tels que la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, la Belgique et le Japon.

Franco-British exhibition of 1908, aerial view

Exposition franco-britannique de 1908, vue aérienne

Mais les zoos humains n’étaient pas des attractions isolées. Ils étaient présentés comme faisant partie d’expositions bien plus grandes, foires et autres manifestations publiques. Ces projets étaient de grandes entreprises, telle l’Exposition universelle de 1851 au Crystal Palace à Londres, présentant à l’origine de remarquables réalisations dans les domaines des sciences, des inventions et de l’industrie. Par exemple, l’Exposition franco-britannique de 1908, tenue à la White City à Londres, montrait trois attractions autochtones  : un village indien, un village sénégalais et un village irlandais mythique appelé Ballymaclinton. Sponsorisé par McClinton’s Soap, il était décrit dans le catalogue d’exposition comme présentant d’«  authentiques jeunes Irlandaises réalisant des travaux de dentelle, broderie, tapis et autres industries ayant été introduites dans les foyers de la paysannerie  » et, poursuivant, «  quel que soit l’intérêt que l’on porte à l’île d’émeraude, […] Ballymaclinton ne peut manquer d’intéresser et d’amuser 3 ».

Ballymaclinton colleens “fortune telling”

Jeunes Irlandaises de Ballymaclinton disant la bonne aventure

Ballymaclinton colleens “washing”

Jeunes Irlandaises de Ballymaclinton se lavant

L’objectif de ces zoos humains était de promouvoir et de renforcer (au plan national et international) le statut de supériorité, la richesse, le raffinement, la puissance et les réalisations intellectuelles de la nation hôte. Naturellement, les expositions universelles et les foires internationales constituaient des propositions séduisantes pour les plus petits pays  : ceux dénués d’intérêts coloniaux ou de pouvoir militaire pour mettre en œuvre leurs aspirations impériales, mais qui aspiraient toutefois vivement à laisser leur empreinte sur le monde. Hélas, l’organisation d’une authentique exposition de cette ampleur impliquait l’adhésion à des conventions liées à ce format. Parallèlement aux prodiges de la science, de l’art et de l’industrie, se greffa l’exhibition d’êtres humains. Ainsi, en 1914, lorsque la Norvège, un pays sans intérêts coloniaux notables, organisa sa propre grande exposition pour célébrer le jubilé de sa constitution, les organisateurs inclurent un zoo humain présentant 80 Congolais.

Congolese village inhabitants during Norway’s 1914 Jubilee exhibition

Habitants d’un village congolais lors de l’exposition de jubilé de la Norvège en 1914

Art participatif

Lorsque les artistes résidant en Norvège, Mohamed Ali Fadlabi (né au Soudan) et Lars Cuzner (né en Suède) ont découvert ces événements passés, ils ont été dérangés par l’absence flagrante de tout matériel promotionnel et projets de revisiter, remonter et célébrer l’exposition de 1914. Le duo a perçu cela comme une amnésie sélective et une réticence de la part de la Norvège de se confronter à un passé raciste qui a contribué au racisme institutionnel de l’époque actuelle. «  Nous sommes à l’instigation d’un débat qui, nous l’espérons, engendrera de nouvelles interrogations  », déclarent-ils sur le site web du projet. Partant du constat que «  l’Europe est de plus en plus xénophobe  » et afin de combattre cette tendance régressive, ils souhaitent «  affronter un aspect négligé du passé [de la Norvège] qui empreint encore aujourd’hui notre présent  ». Afin d’exposer ce qu’ils croient que la Norvège tente de refouler, Fadlabi et Cuzner ont conçu European Attraction Limited (EAL), un projet artistique participatif dans lequel des bénévoles joueraient le rôle des «  autochtones  » d’un village congolais reconstitué à Frognerparken, Oslo. EAL a été inauguré le 15 mai et restera ouvert environ quatre mois, fermant ses portes le 31 août  2014.

Toutefois, EAL suscite sans doute plus d’inquiétudes sur le plan humanitaire et des violations des droits humains potentiels que l’ersatz de village congolais d’origine qu’il entend dénoncer. Malgré le fait que le duo ait réuni près de 99  000 livres de fonds accordés par Public Art Norway (selon le journal britannique The Guardian), les participants au projet seront des bénévoles non rémunérés, travaillant de 12 h à 20 h chaque jour gratuitement. Ils sont également chargés de financer eux-mêmes leur voyage et leur hébergement. Ironie du sort, ces conditions sont pires que celles qui prédominaient à l’apogée colonialiste des zoos humains proprement dit. Même au XIXe  et au début du XXe  siècle, un grand nombre de villageois étaient sous contrat (bien que douteux), recevaient un cachet (bien qu’insignifiant) et obtenaient un logement (bien que précaire). Si les mauvais traitements et le travail forcé étaient des stratégies employées par certains, il importe de ne pas tomber dans le piège de nier tout service à ceux qui étaient exhibés –  les jeunes Irlandaises tout comme les Congolais, les Coréens, les Philippins et autres «  autochtones  »  – et de ne pas oublier qu’ils étaient engagés dans un travail.

Confrontés à des conditions de travail pires que celles en vigueur il y a deux cents ans, qui voudrait se porter volontaire pour EAL  ? Est-il sensé de présumer que ceux qui sont attirés par une telle proposition ne sont peut-être pas tous sains d’esprit  ? De plus, quel type de personne serait attiré par le fait de déambuler dans le village  ? Comment réagiront-ils à la vue d’êtres humains exhibés tels des objets de curiosité, des sauvages et des sous-hommes  ? Ce qui en dit long sur le dédain apparent de Fadlabi et Cuzner vis-à-vis de leurs bénévoles, de la dynamique comportementale perverse que produira ce projet et des situations potentiellement traumatisantes, dangereuses et offensantes dans lesquelles les gens se mettront, c’est l’absence totale de dispositions prises pour l’expertise et les soins psychologiques (assuré par des professionnels qualifiés) avant, pendant et après l’événement. Ces omissions sont aggravées par le fait qu’il n’y aura aucune sécurité sur le site pour protéger les participants de personnes du public, ou parmi eux-mêmes, d’ailleurs.

Mis à part les problèmes litigieux de main d’œuvre gratuite dans l’art participatif et de dangers physiques et psychologiques potentiels courus par les bénévoles d’EAL, le projet de Fadlabi et Cuzner s’aventure sur un terrain glissant en raison de la nature contradictoire de l’ensemble de l’entreprise. Jusque-là, le duo a fait un travail remarquable en suscitant cette prise de conscience de l’exposition de 1914 et en attirant l’attention sur le mythe rebattu du libéralisme scandinave et la tolérance raciale universelle. Mais pourquoi ne pas s’en tenir à ça ? Une fois le projet opérationnel, je crois que la nature bizarre d’un village de «  sauvages  » étouffera complètement la moindre critique. En outre, le fait que les fonds publics norvégiens financent le projet et que la mairie d’Oslo ait autorisé le duo à construire sur le site de Frognersparken démentent l’affirmation de Fadlabi et Cuzner selon laquelle le pays est réticent à s’engager sur les aspects problématiques de son passé et de son présent. Au lieu de leur désir d’encourager un réel changement socio-politique via un débat mûrement réfléchi, EAL flattera à l’inverse le même désir pour le sensationnel, le monstrueux et l’exotique qui avait débuté avec les cabinets de curiosités et s’était terminé par des «  autochtones  » dans des «  habitats naturels  » lors de grandes expositions. En d’autres termes, le duo reproduit ce qui, au départ, l’avait le plus dérangé. Ils recréent les conditions et préparent la voie à un racisme spectaculaire à une échelle sans précédent dans le pays depuis 1914.

Quoi qu’il en soit, ce ne sont là que des conjectures. Il est tout à fait possible qu’EAL laissera son empreinte tel un projet d’art participatif qui marquera et inspirera non seulement un changement politique en Norvège, mais ouvrira aussi la voie vers de profondes expériences d’épiphanies, tant pour les participants que pour les spectateurs. Cela reste possible, mais hautement improbable.

1. Boëtsch G. «  Des cabinets de curiosités à la passion du “sauvage”  » in EXHIBITIONS, l’invention du sauvage. Paris, Musée du quai Branly, 2011.

2. Blanchard, P. «  EXHIBITIONS, l’invention du sauvage  » in EXHIBITIONS, l’invention du sauvage, Paris, Musée du quai Branly, 2011.

3. Popular Guide to the Franco-British Exhibition. Derby, London, Bemrose & Sons, 1908.

Morgan Quaintance est auteur, journaliste radiophonique et curateur. Il est le producteur de Studio Visit, une émission de radio hebdomadaire sur Resonance 104.4 FM, qui invite des artistes internationaux. En tant que présentateur, il travaille pour le magazine artistique phare de la BBC, Culture Show.

 

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