C& Édition Papier #8: Jota Mombaça

Exploration du corps comme terrain de l’occupation coloniale

Passant de l’écriture à la performance, Jota Mombaça est un artiste en lutte contre l’occupation violente de son corps par les forces oppressives historiques. Né à Natal, au Brésil, où il a aussi grandi, Mombaça pointe du doigt la colonialité comme système de reproduction perpétuel de la guerre, en ayant parfois recours à son propre sang. L’éditeur de C& Will Furtado a rencontré l’artiste pour s’entretenir avec lui du corps comme terrain et cible du colonialisme.

Jota Mombaça, The Feel of a Problem, Berlin Biennale 10 #1 Public Program. Photo: Anthea Schaap

Jota Mombaça, The Feel of a Problem, Berlin Biennale 10 #1 Public Program. Photo: Anthea Schaap

By Will Furtado

Contemporary And (C&): Comment êtes-vous passé de l’écriture à la performance ? Et comment les réunissez-vous ?

Jota Mombaça: Je pense que mon écriture a influencé mon travail
de performeur et vice-versa. Il existe de nombreux thèmes communs entre mon travail d’auteur et mon travail de performeur, comme la colonialité, les luttes incarnées, la violence globale, la politique de l’opacité, etc. Par exemple, dans ma dernière œuvre, Nãovão – qui consiste en une série de drapeaux blancs ensanglantés comportant des phrases courtes ou des formules conceptuelles écrites avec du sang –, l’écriture devient un élément essentiel de l’œuvre, parallèlement à la démarche performative qui consiste à utiliser mon propre sang afin de troubler les versions hégémoniques de la paix, de l’harmonie et de la trêve politique symbolisées par le drapeau blanc. C’est curieux, parce que l’écriture et la performance se rejoignent précisément lorsque je ne réalise pas une perfohrmance ou un texte, mais que je crée une sorte d’installation, d’objet ou tout autre chose. Comme vous le voyez, ce qui importe ici, c’est de savoir comment nous pouvons communiquer via ces langages et ces stratégies sans choisir de s’engager dans l’un ou l’autre. Peut-être que, pour revenir à votre question, le mot auquel je me sens le plus relié est « mouvement », comme si mon travail ne devait pas être lu comme de l’écriture ou de la performance, mais comme une sorte de « mouvement ». Le mouvement de ma blessure vers le monde, le mouvement de mon corps malgré les frontières, le mouvement de mon écriture vers la contre-lisibilité. C’est ce que j’ai essayé d’activer à travers l’écriture et le travail de performance.

C&: Dans nombre de vos performances, vous utilisez votre corps, et souvent le corps nu. Pourquoi est-ce si important dans votre pratique ?

JM: Dans mon cas, la performance est toujours, et déjà, un mouvement vers mon propre corps. C’est une tentative de riposter contre son occupation violente par diverses forces coloniales, hétéronormatives, racistes et cis-suprémacistes. J’ai commencé à travailler avec la performance parce que je voulais devenir un corps et je voulais être capable de dire que « mon corps m’appartient ». Mais ce que j’ai découvert à travers la performance, c’est que, au final, pour devenir un corps, il fallait que je rentre en conflit avec le corps même ou,
pour être plus précis, avec les grammaires incarnées du pouvoir qui (re)produisent le corps comme un objet désincarné de la régulation politique. En 2013, par exemple, j’ai fait une performance intitulée Corpo-Colônia (Corps-Colonie) dans laquelle une de mes amies, Patrícia Tobias ou Vendaval Caprichosa, utilise une pelle pour jeter du gravier sur mon corps nu. Pendant ce temps, je lisais un de mes textes sur la notion de corps comme terrain d’occupation coloniale. Je me suis rappelé cette performance instantanément parce que c’était la première fois que je voyais des images de mon corps nu, et que j’en étais fier. Peut-être tout simplement parce que j’avais quelques nouveaux tatouages… Mais non !

Je pense vraiment que c’est parce que, quelque part, ce jour-là, j’avais décidé de lutter contre la colonialité que je retenais dans mon corps. Et même si cette lutte ne peut être gagnée, car elle est généralement frustrante, contradictoire, compliquée et autodestructrice, cela reste une lutte qui vaut la peine d’être menée.

C&: Cela s’applique aussi à l’utilisation de votre propre sang. Dans quelles performances et circonstances y avez-vous eu recours ?

JM: Tout d’abord, il me semble important d’expliquer l’origine
de la référence au sang dans mon travail performatif. Elle vient de
Jota Medeiros, un poète, artiste visuel et théoricien de l’art de ma
ville natale (Natal, Brésil). J’ai commencé à utiliser mon sang dans
mes performances en 2013, lorsque j’étudiais son œuvre et que
j’ai découvert une performance de 1980 dans laquelle il s’incise le doigt pour écrire un poème avec du sang. J’ai essayé de rejouer cette performance, intitulée Autopoema, mais je n’avais pas assez d’éléments pour savoir comment la performance était réalisée. Alors j’ai décidé
de me piquer les doigts avec des aiguilles pour écrire avec le sang, conformément à la seule archive de l’œuvre à laquelle j’avais accès.
Elle fut publiée dans un magazine d’art local avec une photo et un court communiqué de presse. En réfléchissant à la signification du manque d’archives, symptomatique de l’effacement de la région du nord-est dans l’histoire de l’art contemporain au Brésil, j’ai utilisé
le sang pour écrire « Memória Fraca » (Mauvaise Mémoire) sur cette page du magazine. Après cela, j’ai commencé à utiliser mon sang dans une série d’œuvres intitulée A Ferida Colonial Ainda Dói (La blessure coloniale fait encore mal), dans laquelle j’interviens sur des cartes, des magazines, des livres et des lieux iconiques pour écrire ou dessiner avec, ou simplement souligner des discours et des représentations
qui renforcent la colonialité en tant que système d’oppression et de reproduction perpétuel de la guerre. Et finalement, dans mon œuvre citée plus haut, Nãovão, mon sang apparaît de nouveau comme un élément critique pour se faire l’écho de la violence contenue dans les versions hégémoniques de la paix, de l’harmonie et de l’ordre social.

 

Interview par Will Furtado.

Traduit de l’anglais par Myriam Ochoa-Suel.

 

Cette interview a été publiée pour la première fois dans notre dernier édition papier #8. Lisez le édition complet ici.

 

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