Annie-Marie Akussah, artiste participante et autrice nous fait part de sa perspective sur la Biennale de la photographie.
Maa ka Maaya ka ca a yere kono est le titre de la 13e édition des Rencontres de Bamako – Biennale africaine de la photographie. L’expression bambara est tirée du livre Aspects de la Civilisation Africaine, publié en 1972 par Amadou Hampâté Bâ, et se traduit en français par « les personnes de la personne sont multiples dans la personne ».
Comme cité par Amadou Hampâté Bâ dans le texte curatorial : « La tradition enseigne en effet qu’il y a d’abord Maa, la Personne-réceptacle, puis Maaya, c’est-à-dire les divers aspects de Maa contenus dans le Maa-réceptacle. » Ce qui suggère que la position de la personne soit toujours habitée par/avec de multiples personnes. Voilà le cœur conceptuel de l’ensemble des idées auxquelles la biennale nous invite à réfléchir et à faire nôtre. Faire valoir notre droit au devenir et à la multiplicité est une position de résistance et d’émancipation pour les personnes qui ont été assujetties à une identité unique, délimitée et circonscrite par des rivages, des vents agités et des mythes territoriaux. Le sujet soumis qui se re/positionne paradoxalement dans un moule qui a toujours été en mutation. Cette capacité transformatrice irréductiblement singulière, qui a été et continue d’être une position stratégique égalitaire, se présente comme un point de capiton[1], mais dont le sens et l’identité se trouvent (dé)stabilisées par une rencontre ou peut-être une autre bourrasque.
En tant que l’une des soixante-quinze artistes ayant participé à l’exposition, je pense que les questions essentielles de la multiplicité, de la différence, du devenir et de l’héritage forment un appel approprié à la célébration, à l’action et à un discours réflexif nécessaire au regard des conditions et des espaces dans lesquels nous nous trouvons. Pour perpétuer les expositions de ce type, nous devons adopter des pratiques et des attitudes durables à l’égard des infrastructures indispensables. Malgré les retards et la situation politique précaire, notre réunion, nos contributions et notre empressement à honorer l’une des plus importantes expositions d’art panafricain témoignent de la valeur et de l’importance de l’art en période d’incertitude dans, pour et par notre communauté. La semaine inaugurale a été marquée par plusieurs interventions et ateliers qui ont animé la ville, notamment des projections de films au cinéma de la Maison Africaine de la Photographie et à l’Archive Haptic Library, ainsi qu’un DJ set d’Atiyyah Khan. Au nom de l’art et de la culture, un élan de solidarité s’est manifesté parmi les artistes, les commissaires, les équipes techniques, les membres du jury, la presse et le public de la biennale.
Répartie sur plusieurs sites, l’exposition se compose de cinq chapitres tirés du poème d’Aimé Césaire « Défaire et refaire le soleil » [2]. Le premier chapitre, demeure faite d’on ne sait à quel saint se vouer, se situe dans l’espace post-indépendance du Musée National du Mali. Les œuvres des dix-sept artistes qui composent cette section architecturent un habitat de pulsation et de mouvement, qui renvoie à un discours sur la terre, le lieu et l’espace. Un habitat de démantèlement et de construction, de précipitation et de fragments. Les grandes images disjointes de Neville Starling sur lesquelles on peut voir un homme faisant un saut périlleux, démontrent concrètement ce devenir dans l’être — de la trace inhérente qui participe à un flux discontinu. En révélant cette infinité d’êtres et de flux, une fracture structurelle se produit, transmettant un bricolage tautologique. La redisposition de l’homme sautant évoque des corps reconnaissables et diverses temporalités de fabrication d’images, nous invitant à recomposer de nouveaux corps et paires tout en faisant l’expérience de l’œuvre. Le pigment rouge profond des murs de l’exposition et des ponts architecturés qui reposent entre les œuvres se superpose et se connecte au paysage extérieur. Il rappelle le mont de terre rouge de l’installation de Binta Diaw, qui consiste en une grande image photographique d’un corps noir allongé et tendu dans un paysage vermillon.
Le deuxième chapitre, demeure faite de doigts d’éventails, situé et activé dans les vestiges historiques de la gare, se concentre sur la multiplicité des identités, des êtres et des devenirs. Dix artistes participent à cette partie. À travers des paysages africains abstraits constitués d’images satellites et de photographies de peau et d’iris humains, Fairouz El Tom s’interroge : « Où s’arrête le “je” et où commence le “tu” ? » [3]. L’acte de distinguer et d’identifier le « je » du « tu » affirme paradoxalement sa propre altérité par rapport à l’autre, qui se trouve ainsi entrelacé et partage le même espace d’altérité. Dans cette optique, les moules et les frontières fabriquées s’estompent ; l’humain et le non-humain se confondent également. Gherdai Hassel (re)présente une installation d’images d’archives reconstituées par montage, découpage, réassemblage et réimagination, en contemplant les souvenirs du passé afin qu’ils subsistent et puissent être imaginés dans le futur.
À la Maison Africaine de la Photographie, où se déroule le troisième chapitre avec deux rétrospectives de Joy Gregory et Daoud Aoulad-Syad, vingt-deux artistes engagent un riche dialogue sur les cultures vivantes, les présences et les continuités du patrimoine. Demeure faite de grains de senevé est le titre de cette section. Il rassemble des œuvres qui abordent l’archivage, les mémoires collectives et les histoires, les relations personnelles et leur contemporanéité. Nous participons à l’intimité avec le familier par le biais d’un jeu de mémoire dans la vidéo de 14 minutes d’Adji Dieye, Culture Lost and Learned by Heart, Memory, à laquelle nous accédons par le corps via les captivantes suspensions de Mallory Lowe Mpoka en guise de zone de transformation. Les œuvres suspendues de Mpoka transposent de manière expérimentale la présentation de la photographie au sein d’un discours de peinture et de sculpture. Leurs corps sont tachés des pigments de terre rouge de son paysage familial dans l’ouest du Cameroun, avec des trous et des vides, et des fils de coton écarlate qui se drapent et atteignent le sol en dessinant des ombres. Le corps en tant que mémoire, porteur d’auras et de marques. Le corps en tant que paysage. (Mpoka a été colauréate du prix Malick Sidibé de la biennale).
Le quatrième chapitre, demeure faite de plumes d’ange déchu, qui se penche sur la dispersion, la connexité et la performativité des langues et des histoires, est installé au Memorial Modibo Keita avec douze artistes dont les œuvres explorent le mouvement et les phénomènes complexes qui en découlent. Les différentes textures matérielles de l’exposition évoquent le cœur conceptuel de la biennale, son souci des multiples possibilités de la fabrication d’images. Nene Diallo utilise des tissus wax, des chutes et des tirages à la gélatine argentique issus des archives de sa famille ; son assemblage d’images, composé de références à différentes époques et sites, stratifiés, contribue et complique les histoires personnelles et collectives. L’artiste sud-africain Luvuyo Equiano Nyawose enrichit les archives de la vie sociale noire en photographiant des personnes noires dans un espace public chargé d’histoire : ces images capturent des moments de fête et d’intimité dans l’océan, porteur de tant de mémoire et témoin de l’expérience vécue des corps noirs. Lorsque l’on regarde devant soi, derrière les images de Luvuyo, des tentures bleues flottent sous les grilles. Ces tentures que j’ai proposées arborent des images d’archives, des traces, des dessins et des textes faits de mailles de sérigraphie. Les mailles qui sont habituellement fixées dans un cadre pour la réalisation de sérigraphies sont ici libérées et exposées telles quelles, dans deux salles. Dans ce format, elles agissent comme une machine à fabriquer des images dont les ouvertures donnent lieu à de nouvelles représentations avec d’autres corps dans l’espace. Ils témoignent matériellement de la multiplicité et de la différence, une différence en soi [4. L’autre en soi.
C’est donc ce même positionnement de revendication de son droit au devenir et d’affirmation de la multiplicité de l’être qui représente un moyen de survie pour beaucoup. Pour d’autres, se maintenir dans le flux est une démarche nécessaire afin d’évoluer dans le monde. Le chapitre cinq, demeure faite de grains de la pluie du déluge – des flux, des transitions et de la supranaturalité, investit le Musée du District. Ici, douze artistes s’interrogent sur différentes notions : l’image, la fluidité, la femme congolaise, l’entre-soi, les archives spirituelles les plus profondes et les nouveaux repères géographiques. L’éclairage crépusculaire constant du film de Baff Akoto invite à la curiosité et à la contemplation : Leave the Edges est une belle exploration émaillée de multiples lieux de performances rituelles, avec des scènes des Groupes à Po dans l’archipel guadeloupéen et des danseur·ses aux visages couverts de marques d’or chatoyantes. Son atmosphère sonore évolue vers une danse flamenco très expressive interprétée par Yinka Esi Graves, au cours de laquelle le rituel chorégraphié devient à son tour porteur d’histoires, un lieu où les peuples héritent et partagent leurs connaissances. L’installation cinématographique de 39 minutes est brillamment composée de moments de douceur et de lieux de participation ; Jumoke Adeyanju interprète également un texte qui se développe dans le cadre, existant dans le tissu temporel du film. Nous observons Jumoke pendant qu’elle écrit, réfléchit et s’interroge au fil de son processus de fabrication du sens. Thématiquement lié aux notions de pluralité et d’héritage culturel, Leave the Edges, qui a remporté le Grand Prix Seydou Keita de la biennale, évoque et médite sur la fluidité des échanges culturels.
La 13ᵉ édition des Rencontres de Bamako a débuté le 8 décembre 2022 et se terminera le 8 février 2023.
Annie-Marie Akussah est une artiste, autrice et éducatrice qui vit et travaille entre Kumasi et Londres. Avant de débuter son Master en peinture et sculpture à KNUST (Kwame Nkrumah University of Science and Technology) en 2019, elle a résidé, travaillé et obtenu son BFA à Londres au Wimbledon College of Art (University of the arts London).
Trouvez quelques vues d’installation ici.
[1] Le terme français « point de capiton » est tiré des travaux de Jacques Lacan pour décrire une illusion de sens fixe dans la chaîne signifiante.
[2] Publié dans le receuil Soleil cou coupé, Paris, Éditions K, 1948.
[3] Cette citation est tirée d’une déclaration de l’artiste.
[4] Gilles Deleuze développe l’idée de la différence en soi dans son livre Différence et répétition, Paris, Presses universitaires de France, 1968.
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