C& s'entretient avec l'artiste Massinissa Selmani.
C& : Vous avez fait des études d’informatique et d’arts plastiques. Qu’est-ce qui vous a amené vers l’art ?
Massinissa Selmani : J’ai toujours dessiné et eu le désir d’être artiste. J’ai fait des études d’informatique pensant en faire mon métier, mais après avoir travaillé durant une courte période dans le domaine, j’ai compris que ma place était ailleurs. C’est là que j’ai pris la décision d’intégrer une école d’art et de m’y consacrer.
C& : Félicitations ! Vous avez reçu une mention spéciale cette année lors de la LVIe Biennale de Venise. Parlez-nous un peu de votre contribution à cet événement.
MS : Merci ! À Venise, j’ai présenté trois œuvres :
– la série de onze dessins intitulée A-t-on besoin des ombres pour se souvenir ? (2013-2015)
– Walk under a white sky qui est un triptyque composé de trois dessins (2015) que je montre pour la première fois.
Et pour finir une installation intitulée 1000 villages qui a pour sujet le projet des mille villages socialistes lancé dans les années 1970 en Algérie et qui n’est jamais arrivé à son terme. C’est un projet que j’avais en tête depuis un moment. Malgré la complexité du sujet, j’ai pris le parti de produire une forme très simple, mêlant dessins et transfert d’images sur pages de cahiers et papier calque. C’est la première fois aussi que je montre cette œuvre.
C& : Ayant recours aux dessins, aux techniques de l’animation et multimédia, comment considérez-vous le rôle et la puissance des images ? Dans quelle mesure êtes-vous vous-même influencé par les images transmises par les médias, la publicité, etc. ?
MS : Je considère que mon premier geste d’artiste remonte à mon adolescence en Algérie durant les années 1990. Souvent témoin des événements tragiques qu’a connus l’Algérie à cette époque, lorsque j’ouvrais le journal, je préférais d’abord aller à la dernière page lire les dessins de presse qui me permettaient de prendre du recul avant d’affronter le reste. Cette mise à distance m’était nécessaire et je continue de fonctionner sur cette logique aujourd’hui dans mon travail. De manière générale, je porte un fort intérêt à la photographie de presse et aux formes documentaires. La fabrication de ces images m’a toujours fasciné et le traitement que peut subir une image modifiant ainsi son sens m’interpelle dans mon travail. Un simple recadrage, par exemple, permet de modifier ou d’occulter le contexte d’une photographie. Je me suis aussi intéressé à l’altération de l’image dans la série Altérables (2010-2015). Par contre, je ne travaille quasiment jamais à partir du flux d’images provenant d’Internet qui sont souvent publiées de manière quasi instantanée. Dans la presse écrite, il y a un peu plus de recul et donc un choix qui s’opère sur les images. J’essaie de situer mon travail dans cet intervalle, je tente de garder une certaine distance émotive. Dans mes dessins, j’aime cette idée de créer des situations au trait réaliste mais qui ont très peu de chances de se produire. Les éléments composant les dessins sont très souvent prélevés dans les coupures de presse de différents pays que je collecte régulièrement et qui traitent de différents sujets sans lien au départ, que j’associe pour créer des mises en scène souvent absurdes. Quand aux animations, la logique est différente ; je pars souvent d’une courte action absurde, contenant une note d’humour que je fais basculer dans le tragique par la boucle. La confrontation entre comique et tragique est très présente dans mon travail.
C& : William Kentridge a dit un jour : « Pour moi, la chose vitale dans le dessin est que c’est un médium avec lequel il est possible de penser. » Que pensez-vous de cette déclaration ? Dans quelle mesure William Kentridge constitue-t-il une référence pour vous ? Cette référence artistique fait-elle partie des vôtres, ou bien en avez-vous d’autres ?
MS : Je partage les propos de W. Kentrigde dont j’aime beaucoup le travail. Le dessin est un moyen d’expression direct et simple et je trouve qu’il remplit, d’une certaine façon, une fonction documentaire très intéressante que je tente d’explorer dans mon travail. Il permet de travailler en allant vers une économie de moyens, mais cette simplicité n’empêche pas d’offrir un champ d’expérimentation très vaste. Je suis passionné par le travail de Saul Steinberg par exemple, son travail de dessinateur est extrêmement riche, truffé de merveilleuses trouvailles graphiques. Honoré Daumier a aussi exercé une grande influence sur moi, la rencontre avec son œuvre a été un élément important dans mon parcours.
C& : Il ressort un certain sens de la clarté et de la simplicité de vos dessins et de vos animations, notamment dans l’utilisation du papier blanc et du stylo noir. Comment mettez-vous cela en relation avec le monde complexe des affaires sociales et politiques ? Par ailleurs, définiriez-vous votre travail comme politique ?
MS : Les sujets qui nourrissent mes œuvres trouvent leur origine dans les actualités sociales et politiques. Le dessin a cette qualité d’être un médium direct et sans artifices, j’attache beaucoup d’importance à cette notion et c’est dans ce sens que je pense mes dessins et mon travail en général. L’espace blanc est très présent et très important dans mes dessins, je le lie à un contexte que j’occulte volontairement. Vu que beaucoup d’éléments proviennent de différentes photographies de presse que je modifie légèrement, je préfère donc ne pas les figer sur un lieu ou dans un événement.
C& : Votre travail est-il purement fictionnel ou plutôt un mélange d’informations et de fiction ? Se fonde-t-il sur des récits ou sur de simples moments (qui sont éphémères) ?
MS : J’ai souvent recours à la fiction, mais en partant constamment d’éléments réels prélevés dans les journaux ou ailleurs. Beaucoup d’éléments composant mes dessins proviennent d’événements tragiques et le fait de les associer avec d’autres éléments ayant d’autres contextes fait basculer mes dessins dans la fiction. Dans la série A-t-on besoin des ombres pour se souvenir ? Par exemple, les ombres sont soit inexistantes soit contradictoires, suggérant une lumière artificielle et une théâtralisation. Les actions/scènes ne sont liées à aucun contexte définissable.
C& : Quels sont vos prochains projets, les expositions prévues ?
MS : Actuellement, je montre mon travail à la première édition de la Triennale de Vendôme (France). En septembre prochain, je prendrai part à la XIIIe Biennale de Lyon suite à l’invitation de Ralph Rugoff, le commissaire. Je travaille aussi sur mon premier court métrage d’animation expérimental qui s’intitule Mémoires potentielles qui explore les photographies de presse via différents angles (altération de l’image, hiérarchisation, témoignage sonore, etc.).
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Propos recueillis par Aïcha Diallo
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