Basia Lewandowska Cummings takes a closer look at a group of young artists, organizations, and platforms championing digital art and technology.
Au fil des onglets, notre regard navigue des insurrections dans le monde à la pornographie, du commerce de détail à Facebook. Un déferlement sans fin d’informations, d’images et de données, compose pour quelques instants un récit avant de se démanteler à nouveau tout aussi vite sous forme d’extraits, assez courts et discrets pour être diffusés à une vitesse foudroyante sur de multiples réseaux. Dans ce monde numérique, la valeur se fonde non plus sur la rareté mais sur l’ubiquité : la quantité l’emporte sur tout. Pour ceux d’entre nous dont la vie est entièrement connectée, mise en réseau, les images ont cessé de signifier ce qu’elles sont, a récemment avancé l’artiste James Bridle. Elles indiquent plutôt, poursuivait-il, « la manière dont elles sont apparues et ce qu’elles sont devenues ou deviendront : processus de capture, de stockage et de distribution, action des filtres, codecs, algorithmes, processus, bases de données et transfert de protocoles, poids des centres de données, serveurs, satellites, câbles, routeurs, commutateurs réseau, modems, infrastructures physiques et virtuelles… »
Les artistes ont réagi à ce vaste domaine toujours en mouvance. En Europe et aux États-Unis, la terminologie de la critique d’art, en constante fluctuation, reflète la rapidité avec laquelle les approches artistiques évoluent, loin des notions de « net art », « new media » ou de « post-Internet » désormais inadaptées (ou obsolètes). Néanmoins, en dépit des mutations du vocabulaire et des efforts faits pour rester à jour, la critique et les écrits récents sont dans leur ensemble tombés dans le piège consistant à penser que ces tendances sont parfaitement globales, que ces « nuages » sont en fait sans territoire. Mais c’est occulter l’immense diversité d’un monde dans lequel l’accès aux ordinateurs demeure insuffisant ou bien dans lequel des formes d’engagement numérique uniques, distinctes et intégrées émergent, et réclament une critique et un intérêt qui leur soit propres.
Sur le continent africain, notre appétit vorace de virtuel se retrouve distillé dans nos réalités matérielles et vécues. Les minerais, source de conflits, utilisés pour la fabrication de nombre des appareils dont nous nous servons, façonnent les forces politiques et sociales qui agissent sur les millions de gens au Congo, tandis que d’autres vivent et gagnent leur vie au milieu d’immenses décharges de déchets électroniques. Des technologies numériques de toutes sortes ont remodelé les sociétés urbaines et la manière d’interagir et de partager de leurs citoyens. Mais qu’en est-il des artistes ?
Voici quelques exemples d’organisations et de plateformes particulièrement intéressantes et prometteuses qui se font le chantre de l’art et des technologies numériques.
Kër Thiossane se trouve dans une rue calme et poussiéreuse le long du stade Demba Diop. Souvent peuplée de gens travaillant sur leurs ordinateurs portables dans la cour pleine de verdure, cette « Villa pour l’art et le multimédia » est ancrée dans sa communauté locale tout en étant à son écoute ; elle propose toute une série d’ateliers, séjours, commandes et expositions. Fondée en 2002 en réponse à l’augmentation du nombre de cafés Internet allant de pair avec la pénurie de cours d’informatique à l’école des beaux-arts, les cofondateurs Marion Louisgrand Sylla et François Sylla ont créé Kër pour faire des habitants quelque chose de mieux que de simples consommateurs numériques. Comme le dit François Sylla, l’espace « fait la liaison entre le développement de pratiques artistiques numériques et les autres domaines de la société ; éducation et apprentissage, industries culturelles, citoyenneté, écologie et développement urbain. » Mais son action vise aussi à créer d’autres relations allant plus loin: en 2010, Kër a lancé la Rose des Vents, réseau numérique qui relie entre elles des organisations du Mali, d’Afrique du Sud et des Antilles en coopérant numériquement et en partageant le savoir technique et culturel.
L’espace accueille également des artistes en résidence qui sont nombreux à utiliser des technologies et techniques numériques, et qui collaborent avec des participants issus de la population locale. En 2014, Fernando Arias (Colombie) a montré son film mélancolique sur des régions lointaines, l’interdépendance écologique et la résistance. En 2013, l’artiste sonore Anna Raimondo (Italie), qui travaille avec les sons, les performances et la radio, a collaboré avec la station FM de Radio Manoré (Voices of Women) pour diffuser son travail à Dakar. Et pendant la Trinity Session de Marcus Neustetter et Stephen Hobbs en 2010, des images animées étaient projetées sur un immeuble désaffecté derrière le vieux cinéma El Mansour, transformant un lieu abandonné et vide en une installation publique remplie de lumière, de stimulations sensorielles et acoustiques.
Nombre des artistes en visite à Kër participent également à l’AfroPixel, un festival d’art numérique dont la thématique a tourné en 2014 autour des « Jardins de résistance », programmé de manière à coïncider avec la Biennale de Dakar. Cette année, le festival a présenté des projets tels celui de Mansour Ciss (Sénégal/Allemagne) sur la monnaie alternative, une collaboration avec Open Taqafa et l’artiste marocain Abdellah M. Hassak invitant à s’interroger sur une alternative non restrictive au droit d’auteur, mixages et téléchargements ; la cartographie des villes avec OpenStreetMap, et des débats et lectures sur les droits attachés aux semences, les licences et la culture libre.
Dans son bilan de la Biennale inaugurale de Dak’Art en 1992 au Sénégal, la commissaire d’exposition Clémentine Deliss évoquait les défis auxquels doivent faire face les artistes contemporains et organisations travaillant en Afrique. « Comment faire reprendre à l’Afrique un virage créatif et donner au travail artistique, dans toute son hétérogénéité, une signification comparable à celle que lui accordait le statut attribué antérieurement à l’ « art traditionnel » – une signification clairement contemporaine cette fois, et dénuée des relents habituels de nostalgie : c’est un thème tissé dans la matière même de l’art contemporain africain. » Cette tension entre la pratique de l’art contemporain et des modes plus traditionnels, les deux étant considérés avec le même sérieux et jugés aussi précieux culturellement l’un que les autres, est quelque chose que le projet African Fabbers a pris à cœur au travers de manifestations tenues à Marrakech et Dakar.
Tout en mettant l’accent sur le collectif, le projet African Fabbers « lance un processus qui permet un réexamen de la relation entre les nouvelles technologies et la culture traditionnelle grâce à des méthodes de laboratoire. » Matériels libres, technologies innovantes et réactives et méthodes durables sont mis en œuvre parallèlement aux techniques artisanales traditionnelles. À la Biennale de Marrakech, le projet s’est consacré tout particulièrement à un atelier en deux parties ouvert aux artistes locaux, artisans et fabricants, où était enseignée l’auto-construction à l’aide de l’impression tridimensionnelle en glaise, la technologie libre et la fabrication artisanale d’imprimantes tridimensionnelles à peu de frais.
En réunissant artistes, designers, ingénieurs et artisans, le projet African Fabbers travaille au carrefour de la technologie et de la culture, et il développe des pratiques participatives utilisant les technologies numériques et informatiques de manière judicieuse, durable et intégrée dans leur contexte.
Travaillant dans un domaine similaire, le WoeLab de Lomé au Togo aborde également une « démocratie de la technologie » et une « technologie de pointe bon marché. » Fondé par Sénamé Koffi Agbodjinou, c’est le premier fab lab du Togo, et il se consacre à ouvrir pour la jeunesse locale l’accès à la technologie en ayant recours à tous les moyens possibles et imaginables. Le « Jerry » est leur premier ordinateur fait maison, il tire son nom du mot « jerrycan », car – comme l’a dit Edem Alomatis, membre de WoeLab, à Global Voices Online- « c’est un ordinateur que nous avons assemblé à partir d’un bidon… et pour l’essentiel de pièces recyclées provenant d’ordinateurs, de disques durs, cartes-mères usagées et autres objets ayant déjà servi et dont les gens s’étaient débarrassé. » Ils ont également créé « The Wafat, » une imprimante tridimensionnelle fabriquée entièrement à partir de déchets électroniques. Comme l’a déclaré récemment le fondateur, Agbodjinou, lors d’un interview avec Buni.TV : « Ce qui en fait aussi quelque chose d’unique, c’est que c’est l’une des rares fois où le continent africain n’est pas à la traîne en matière de technologies nouvelles. Nous y avons accès pratiquement en même temps que l’Occident. »
African Digital Art – plateforme et réseau
Il serait difficile de manquer le rendez-vous avec Jepchumba qui s’est fixée pour tâche de fournir un nouveau public aux artistes africains travaillant sur le numérique. Son site Internet et son réseau, African Digital Art, fait connaître un réservoir toujours plus grand d’artistes venus de tout le continent qui se consacrent à la photographie, à la conception graphique, à l’illustration et au film. Que ce soit en montrant des GIFs de François Beaurain sur la vie quotidienne à Monrovia, des collages numériques époustouflants de Nkiruka Oparah, les belles images mélancoliques de moustiquaires réalisées par Harandane Dicko ou des œuvres d’art numériques faisant figurer les mouvements de migration contemporains, le site Internet élargit sans doute notre acception du terme « art numérique » .
Basia Lewandowska Cummings est éditrice, écrivaine et commissaire de films. Elle vit à Londres.
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