One encyclopaedic palace, six national pavilions, two big debuts, and a Nobel Literature Laureate playing curator. It can only be Venice
Multitude de bâtisses vétustes en briques, étalée, tentaculaire et semblant dériver sur les eaux, Venise ne présente aucune protubérance naturelle et peu de points de vue surélevés. Résolument horizontale, elle est un univers plat fait de points de repères et d’impasses irrationnelles dont la conception singulièrement pré-moderne en fait une ville pour piétons où l’on ne peut se déplacer sans un plan. Lorsque l’on surplombe, ce qui arrive rarement, les toits de tuiles en terre cuite qui abondent dans cet archipel historique, le spectacle est décevant : à perte de vue, des antennes de télévision et des paraboles appartenant à Berlusconi .
Voilà où je veux en venir : à Venise, soit on se perd, soit on connait son chemin. Tout y est proche et à portée de main dans les ruelles étroites – ou inaccessible comme sur une île en train de sombrer dans le lointain. Longtemps, bien plus longtemps qu’on ne le reconnaît souvent, l’Afrique a perçu Venise comme un lieu distant et enclin à l’ostracisme.
Étape clé de toute carrière artistique, cet événement chic qui attire tant les milliardaires propriétaires de yachts que les critiques d’art en converses remonte à 1895. Cette année-là, l’Italie porte le regard au-delà de ses frontières et envahit l’Ethiopie. Si la victoire militaire de l’Empereur Menelik II sur l’Italie un an plus tard permet à l’Ethiopie de se distinguer des autres nations africaines en étant la seule à résister au colonialisme européen, l’autre grande idée du XIXe en Italie perdure, plus ou moins sous sa forme d’origine.
Flânerie de dandy au cœur d’une jungle apprivoisée ponctuée d’objets d’art, la première Biennale de Venise attira plus de 200 000 visiteurs et réunit des artistes de 16 pays différents. L’Afrique est bien représentée dès les années 20 mais toujours dans de très faibles proportions, ce qui s’explique on ne peut plus simplement. En 1942, lorsqu’un bureau est mis en place à la Biennale pour permettre la vente des œuvres exposées, la décolonisation de l’Afrique reste à faire.
En 1952, un coup d’État militaire met fin au régime du roi Farouk, et la République d’Égypte est proclamée– Le Ghana, lui, annonce seulement l’aube de la libération subsaharienne cinq ans plus tard. L’année même où tombe la monarchie, l’Égypte érige un pavillon dans les Giardini napoleonici vénitiens, ce qui fait d’elle, statut qu’elle conservera longtemps, le seul État africain à posséder une structure permanente parmi les 29 pavillons nationaux des Giardini.
Cette année néanmoins, la 55e édition du spectaculaire événement artistique de Venise est dominée par la présence africaine. Six États africains- l’Angola, l’Égypte, la Côte d’Ivoire, le Kenya, l’Afrique du Sud et le Zimbabwe- seront accueillis dans des pavillons nationaux, une première pour la Côte d’Ivoire et l’Angola. Le photographe Edson Chagas représentera le pays lusophone riche en pétrole qui fut au cœur d’une controverse en 2007 lorsque le pavillon africain avait exposé le travail de Sindika Dokolo, homme d’affaires congolais installé à Luanda dont la collection africaine d’art contemporain comportait les travaux acquis par le fabricant de chaussures et collectionneur Hans Bogatzke. Le photographe sud-africain Santu Mofokeng, connu pour ses photographies documentaires austères et denses, exposera aux côtés de Ai Weiwei dans le pavillon national allemand. La présence de JM Coetzee, lauréat sud-africain du prix Nobel vivant à Adelaïde et champion des droits des animaux, permet à l’Afrique de poursuivre sa conquête des espaces européens nationaux : il a été nommé commissaire du pavillon belge, lequel montrera les sculptures tourmentées de l’artiste flamande Berlinde De Bruyckere.
L’exposition de groupe centrale du directeur artistique Massimiliano Gioni, Le Palais encyclopédique, installé au cœur géographique (et symbolique) de la Biennale, réserve elle aussi une place à la créativité africaine. Gioni, directeur au New Museum of Contemporary Art de New York, a convié des artistes connus de la diaspora africaine, Steve McQueen et Lynette Yiadom Boakye, portraitiste d’origine ghanéenne née en Grande-Bretagne, pour participer à son spectacle. Tout comme la présence de la photographe néerlandaise Viviane Sassen, qui a grandi au Kenya, il n’y a pas lieu de craindre que ces choix « sans risques » fassent sourciller.
Gioni, commissaire d’exposition tourné vers les avant-gardes historiques et les artistes marginaux, a également invité trois artistes africains plus établis : le Sénégalais Papa Ibra Tall, moderniste et champion de la négritude, le dessinateur figuratif ivoirien Frédéric Bruly Bouabré et le photographe nigérian J.D.’Okhai Ojeikere, célèbre pour ses portraits de face et ses études typologiques des rituels et cérémonies cosmopolites. Tous sont renommés et Bouabré est lui devenu célèbre après sa participation aux Magiciens de la Terre; comme celui de Ojeikere, son travail constitue une partie de la Collection d’art africain contemporain hautement médiatisée – et qui n’est pas sans être controversée- du collectionneur italien Jean Pigozzi.
La multiple présence de l’Afrique à cette Biennale de Venise est parallèle à un mouvement de prise de conscience de soi du Continent. Cette nouvelle auto-perception est largement étayée par un sentiment fragile mais croissant de prospérité matérielle. Les spécialistes du FMI ont récemment prévu que les économies subsahariennes connaîtraient d’ici l’an prochain une croissance de 6,1%. La Banque mondiale est moins optimiste et l’estime à 5%. En tout état de cause, les deux pourcentages sont supérieurs à la moyenne mondiale de 4%. La solide croissance économique n’est pas la seule raison pour laquelle les portes jusqu’ici fermées s’ouvrent à des artistes africains.
La visibilité de l’art africain à Venise – tout comme ailleurs en Europe- est également la conséquence d’un activisme social et d’une activité intellectuelle pratiqués de longue date. Bien qu’entachées par certains délires égocentriques et de médiocres quêtes de pouvoir, ces campagnes –menées par les artistes, commissaires d’exposition, écrivains et administrateurs – sont essentielles pour comprendre la présence accrue de l’Afrique à Venise. Dans le discours habituel portant sur l’art africain contemporain, l’année 2011, celle où Olu Oguibe (Nigéria) et Salah Hassan (Soudan) présentèrent l’exposition off-site qui allait exercer une influence décisive Authentic/Eccentric-Conceptualism in African Art, cette année donc représente un moment important dans la chronologie de l’épanouissement de l’Afrique à Venise. L’art contemporain africain, une idée qui émergea quelque part à la fin des années 80, entrait alors dans l’adolescence.
Certes, il y a aussi une histoire antérieure. En 1968, des protestataires occupent les Giardini, pour manifester notamment leur vigoureuse opposition à la présence de l’Afrique du Sud à la Biennale. Comme l’Égypte, l’Afrique du Sud, qui apporte cette année les travaux de plus d’une douzaine d’artistes à Venise, partage une longue histoire avec la Biennale. De 1950 à 1968, elle exposa dans les salles dites sale straniere (des étrangers) annexées au pavillon central ; des artistes noirs y furent montrés pour la première fois en 1966. Deux ans plus tard, en 1968, l’année même qui vit la mise en œuvre d’un embargo sur les ventes de couvertures, quatre tapisseries venant de Rorke’s Drift, centre rural d’artisanat et poste de la mission luthérienne, furent exposées au pavillon national sud-africain.
Cet affront, qui préfigura l’exclusion de l’Afrique du Sud de la Biennale jusqu’en 1993, fut parallèle à des actions et gestes que connurent d’autres pavillons nationaux montrant des œuvres d’art africaines. En 1952, lorsque l’Égypte commença d’exposer à Venise, l’accent était mis sur les travaux qui convoquaient « l’essence égyptienne » en ayant recours à de suaves clichés panarabes.
Le printemps arabe de 2011 mit brutalement fin au régime de Hosni Mubarak tout en donnant un moment le sentiment que tout était possible. En 2011, le pavillon égyptien organisait un hommage remarquable à Ahmed Basiony, plasticien contemporain adepte des nouveaux médias, musicien aussi, qui vivait au Caire et allait mourir à 32 ans tué par un sniper durant le soulèvement de 2011. La sélection de cette année, qui braque ses projecteurs sur le mosaïste Mohamed Banawy et le sculpteur Khaled Zaki, laisse pressentir un retour décevant aux formules anciennes.
La présence d’artistes africains à Venise a toujours révélé l’existence d’une sorte de fossé.
Qu’est-ce que les objets de là-bas pourraient dire aux gens d’ici ? De qui devraient-ils raconter l’histoire ? Quel est le rôle de la contre-narration, version alternative à la version officielle, et du désaccord dans un espace qui ressemble souvent, et qui est ressenti comme tel, à une Olympiade artistique des Nations Unies ? La présence à Venise du Zimbabwe qui n’est pas sans rappeler le cas de l’Égypte, complique les questions plus qu’elle ne les résout. En 2011, avec le Printemps arabe en toile de fond, le commissaire Raphael Chikukwa supervisait l’installation de Seeing Ourselves, une exposition de groupe réussie montrant notamment un sculpteur connu de longue date, Tapfuma Gutsa, et le peintre expressionniste Misheck Masamvu. Ce spectacle toutefois ne laissait rien entrevoir du climat politique angoissé ayant marqué la dernière décennie du régime de Robert Mugabe.
Chikukwa, personnalité infatigable et débordante d’énergie, va reprendre son rôle de commissaire du Zimbabwe. Dudziro, c’est le titre de son exposition de groupe, réunira cinq artistes – Voti Thebe, Rashid Jogee, Virginia Chihota, Portia Zvavahera et Michele Mathison – représentant diverses générations, sexes et appartenances ethniques. Apparemment, il semble qu’elle gardera le même silence sur la politique délétère du Zimbabwe. Toutefois son idée de départ, la foi religieuse, est centrale pour tout examen raisonnablement mené des méthodes et pratiques des artistes de l’Afrique contemporaine, qu’ils soient autodidactes, de formation supérieure, habitants d’un village ou d’une métropole.
Une indécision frustrante donc: les œuvres exposées à Venise parleront de leurs lieux d’origine et en même temps elles n’en parleront pas. Démêler la fiction de ses résidus est peut-être la partie la moins déconcertante du processus permettant de trouver son chemin dans les nombreux exercices optimistes d‘auto-stylisation africaine à Venise. Tout simplement, il s’agit de ne pas se perdre. Et de boire gaiement un petit vin de table sous le soleil de l’été. Après tout, pour citer Othello, ce Vénitien célèbre: « Allons, allons, le bon vin est une bonne et douce créature si on en use bien ; n’en dites pas tant de mal. »
Sean O’Toole est écrivain et coéditeur de CityScapes, journal critique de réflexion urbaine. Il habite au Cap, en Afrique du Sud.
Traduit de l’anglais par Marie-Claude Delion-Below
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