Lorsque Bonaventure Soh Bejeng Ndikung a créé le Miracle Workers Collective, des artistes et des acteurs culturels basés en Finlande se sont réunis pour explorer le potentiel de la désobéissance épistémologique. Le collectif est une opportunité d’exprimer des idées qui ont émergé il y a bien longtemps. L’un de ses membres, le curateur Christopher Wessels, s’intéresse à la façon de distiller la pratique de l’art et de l’amplifier en l’intégrant à l’organisation du quotidien, à la société et au travail collectif. Il s’entretient ici avec Esther Poppe de C& au sujet de l’augmentation du poétique dans le Miracle Workers Collective, des unités anationales et de la résistance politique.
Contemporary And : Pourriez-vous nous parler un peu de la nature du miracle ?
David Hume écrit que le « miracle est une violation des lois de la nature ». Spinoza déclare que le miracle est contre la raison. Comment alors retravailler les lois de la nature et repenser la raison tout en existant ?
Christopher Wessels : Pour moi, le miracle, c’est que des gens se réunissent et travaillent ensemble. C’est aussi simple que ça. En même temps, c’est aussi la subordination idéologique du miraculeux et la démystification du miracle. L’État providence finlandais, par exemple, est considéré comme un miracle – ce n’en est pas un. C’est le résultat de négociations collectives, de batailles et de compromis. Ainsi, le titre de l’exposition, The greater miracle of perception, ouvre un espace pour imaginer voir un miracle se produire ou comprendre qu’il est possible de créer un miracle. C’est Slavoj Žižek ou Fredric Jameson qui ont dit qu’il est plus facile pour les gens d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. Le miracle c’est d’aider les gens à comprendre qu’il doit y avoir une autre voie que cette logique réaliste capitaliste, et nous devons exploiter le miraculeux pour nous y rendre.
C& : La poétique semble être un véhicule dans lequel transporter la pratique conceptuelle du Miracle Workers Collective.
CW : La poétique de l’augmentation, la poésie en période de mutations. Dans notre travail en tant que collectif, la manifestation de la poétique est forte. La poétique en tant que forme. Un film qui sera central pour notre exposition embrasse la poésie en termes de production d’objet de production culturelle. Le fait d’écouter un poème et de lire un texte sont des façons différentes de se connecter à l’écoute et la lecture. Lorsque l’on exploite la poétique, on connecte les gens à l’écoute et la lecture de façon plus large, dans le sens où on évite la singularité de la signification dans la lecture ou la lecture d’une signification. Il y a toujours bien plus dans un seul vers, et beaucoup de complexité dans la simplicité.
C& : Comment prévoyez-vous de changer la logique cinématique du fonctionnement ?
CW : Dans le contexte de l’instrumentalisation de la cinématique, c’est la communauté et l’écosystème qui se développent autour du processus qui devient œuvre d’art. J’ai beaucoup réfléchi au post-représentatif [1] qui ne signifie pas que l’on se débarrasse de la représentation, mais qu’elle se réduit à la processualité et à la réflexion au-delà de l’objet. Il existe un collectif de réalisateurs d’Afrique du Sud appelé Kino Kadre qui s’engage conceptuellement dans ce sens dans leur pratique. J’ai travaillé avec eux et ils m’ont initié aux méthodologies zapatistes du faire et de l’être et aux méthodes de travail de Jonas Mekas et du Conseil des Trois de Dziga Vertov. Il y est question de repenser la production du cinéma au-delà de l’objet, au-delà du film réel. La pièce centrale de nos pratiques collectives est la réalisation d’un film. Lorsque je parle d’instrumentalisation de la cinématique, j’entends la cinématique en tant que véhicule d’exploration de la pratique collective. Le cinéma à l’époque de Dziga Vertov était une convergence de tous les arts – littérature, théâtre, etc. – mais ce qui a rendu le cinéma unique, c’est la cinématographie et le montage. Tout le reste venait d’autres disciplines.
C& : Est-ce là que la désobéissance épistémologique entre en jeu ?
CW : La désobéissance épistémologique est très importante pour nous. Comment sort-on de ce que Lewis Gordon appelle l’« âge de la décadence disciplinaire [2] » ? L’art contemporain crée un espace dans lequel il est possible de tout exploiter et diffuser. Comme exploiter l’héritage de l’ethnographie, les archives, la musicologie et porter un regard critique sur ces actions. Dans le contexte de la production cinématographique, parler de décadence disciplinaire revient à sortir de nos petites enclaves disciplinaires et zones d’expertise pour faire de la magie.
C& : Où situez-vous la résistance politique ?
CW : Un épisode de mobilisation et d’activisme qui nous a inspirés a été le mouvement de protestation Rhodes Must Fall (« Rhodes doit tomber ») qui a démarré en 2015 à l’université du Cap. Ce tournant décolonial a pris racine dans le contexte sud-africain à travers ces jeunes étudiants qui ont tout à coup mené le jeu dans le pays. Cela a libéré un discours global, bien en avance sur son temps pour ce qui est de comprendre l’intersectionnalité et les complexités qui gouvernent le pouvoir au sein des organisations.
De mon point de vue, lorsque l’on parle de mouvements sociaux et d’activisme, il est intéressant de considérer le volume de production d’apprentissage et de savoir qui en résulte sur un laps de temps très court. Après la révolution bolchévique, il y avait des discours progressistes sur la pensée utopique dans le reste du monde ; les discours sur les droits de l’homme, par exemple, ne viennent pas d’Europe ou d’Occident, mais bien du Sud. Au cours de la décolonisation de l’Afrique, de l’Amérique du Sud et de l’Asie, les gens réfléchissaient à différentes façons d’être, mais nous avons oublié que cela a existé.
Aujourd’hui, l’art offre une possibilité de créer des espaces pour travailler au-delà de la relationnalité exploitante monétisée. Cela fait de l’art un espace radical dans lequel s’engager. Il vous libère pendant un moment, le temps de créer ce type de laboratoire où il est possible de se réunir, de réfléchir et d’agir, en espérant que ces idées filtreront véritablement dans un discours activiste, dans l’organisation du quotidien. Il est question de la manière de penser différemment. Selon Sylvia Wynter, « les cartes du printemps doivent toujours être redessinées dans des formes inexplorées [3] ». Pour ce qui est de représenter un pavillon national qui nous permet de réaliser un projet radical, je me demande si nous avons suffisamment réalisé que le projet de célébrer l’État-Nation à l’époque actuelle est une erreur. Il existe donc toutes ces contradictions.
C& : Comment le spectre de la multiplicité qui anime le collectif devient visible dans les travaux présentés et dans la structure architecturale du pavillon conçu par Alvar Aalto ?
CW : Le pavillon finlandais est une version du processus qui permet de catalyser une idée et de réunir des gens alors qu’il est encore en évolution et cherche sa forme. Comment la pratique du collectif se manifestera à Karasjok et Helsinki [4], nous n’en avons pas encore décidé. Mais sur le plan conceptuel, il va s’agir de déplacer le pavillon finlandais sur le territoire sámi qui ne reconnaît pas les frontières nationales. Les territoires sámi traversent la Norvège, la Finlande, la Russie et la Suède. Karasjok se trouve entre les frontières nationales norvégiennes, mais pour nous, c’est la terre sámi. Bonaventure parle d’intrusion et de la cellule, constituée d’une membrane mobile et des organites. Il sera intéressant de voir comment nous continuerons à travailler en tant que Miracle Workers Collective suite aux restrictions et pressions inutiles de cette façon particulière de procéder. Qui partira, qui nous rejoindra, est-ce que nous nous agrandirons ? Comment deviendrons-nous une véritable unité anationale après Venise ?
Christopher Wessels (né en 1976) est un membre fondateur du Museum of Impossible Forms et de Third Space (2014-2016), tous deux basés à Helsinki. Ses pratiques artistiques et curatoriales se concentrent sur la mise en voix des narrations anti-hégémoniques et la constitution d’institutions anti-hégémoniques ayant pour fondement une conscience anti-raciste, anti-sexiste et de classe. À l’automne, il enseignera à l’université de Witwatersrand School of Arts de Johannesburg, en Afrique du Sud.
Interview par Esther Poppe.
Traduit de l’anglais par Myriam Ochoa-Suel.
[1] Terme utilisé par Nora Sternfeld, professeur d’art, de commissariat et de médiation en art, université Aalto, Helsinki, Finlande.
« Après ce bref aperçu historique, nous vous proposons le “post-représentatif” comme concept d’intervention parmi les tâches classiques des commissaires. Cela implique la révision du rôle de l’histoire et de la recherche, de l’organisation, de la création d’un public et de l’éducation. » Nora Sternfeld, What comes after the show? On post-representational curating, OnCurating.org, 2016.
[2] Lewis R. Gordon, « Disciplinary Decadence and the Decolonisation of Knowledge » in Africa Development, volume XXXIX, no 1, 2014, p. 81-92, Council for the Development of Social Science Research in Africa (CODESRIA), 2014.
[3] Voir note de bas de page 1.
[4] « Programmation additionnelle à l’exposition à Venise, la branche performative, discursive, filmique et sonore du MWC s’est manifestée à travers une série d’événements publics à Berlin, Venise, Karasjok et Helsinki en 2019. » https://frame-finland.fi/en/venice-biennale/venice-biennale-2019/artists-miracle-workers-collective/ [dernière consultation le 22-04-2019].
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