Depuis des siècles, les pays germanophones forment un espace où s'origine une riche production culturelle Noire, aussi hétéroclite que ces différentes régions. Dans cette série, nous présentons des artistes de générations diverses qui entretiennent des liens étroits avec ces territoires géoculturels. Janine Jembere a rencontré l'artiste et universitaire autrichienne Belinda Kazeem-Kamiński, dont le travail se concentre sur la vie des personnes Noires dans des contextes temporels passés, présents et futurs, pour discuter de différents modes du regard, de l'importance fondamentale de détails apparemment insignifiants et de la création de connexions à travers le temps et l'espace.
Contemporary And : Votre travail touche à la vidéo, la performance, l’installation et la photographie. Vous êtes également autrice et universitaire, et vous préparez actuellement votre première exposition personnelle, à la Kunsthalle de Vienne. Comment et pourquoi naviguez-vous entre ces différentes pratiques ?
Belinda Kazeem-Kamiński : L’écriture se trouve au cœur de ma pratique. Pendant mes études, j’ai eu l’occasion de publier des textes – principalement des textes académiques et des entretiens. Mais après un certain temps, j’ai commencé à me sentir prisonnière de ces conventions, de la manière dont on est censé·e écrire. J’ai toujours eu un intérêt pour le visuel et la relation entre les images et ce que nous pensons savoir. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à photographier et à expérimenter la forme du collage. Et entre-temps, c’est comme si la question déterminait ma façon de travailler. La variété des médiums permet des choses différentes et des approches plurielles d’atteindre le public. C’est une chose avec laquelle j’aime jouer et expérimenter.
C& : Ce qui me frappe, c’est la façon dont vous abordez les modes du regard. Vous dirigez le regard de la personne pour qu’elle le porte différemment et vous mettez également en évidence ce qui se trouve dans un regard. Qu’est-ce qui vous intéresse dans le fait de regarder ?
BKK : Grandir dans un petit village d’Autriche a été une expérience formatrice, non seulement au niveau de mon vécu, mais aussi de ce qu’elle m’a appris : comment observer. Et je continue à observer. Je m’interroge sans cesse sur la façon dont l’acte de regarder est lié à la production de connaissances, la connexion entre voir et penser ce que nous savons, ce qui marque aussi le regard comme un instrument de violence, employé pour forcer les individus à entrer dans des catégories. Quand je travaille sur quelque chose, je me demande : quels regards j’aimerais encourager ? Quels sont ceux que je veux favoriser, tout en faisant en sorte que le public sache que je les favorise ?
C& : Vous avez réalisé une œuvre sur Angelo Soliman [un franc-maçon Noir autrichien du dix-huitième siècle] qui illustre comment notre regard est orienté par des détails apparemment mineurs.
BKK : Oui exactement – en travaillant sur l’œuvre en deux parties In Remembrance to the Man, who Became Known as Angelo Soliman (Ante Mortem) I and (Post Mortem) II (2015), j’étais vraiment fascinée par la manière dont le choix des accessoires présents dans ses différents portraits modifiait le message véhiculé. Lorsque je travaillais comme styliste, j’utilisais le même principe : recourir à des accessoires particuliers pour structurer ce que l’on souhaite que le public retienne. Souvent, il s’agit d’actes très simples consistant à supprimer ou à ajouter quelque chose, mais ils sont tout à fait déterminants.
C& : L’esthétique de votre travail est toujours très précise, quel que soit le médium utilisé. Quelle est la relation entre le quoi et le comment dans la création de votre œuvre ?
BKK : Je suis intéressée par les images aux compositions méticuleuses. Aucun élément n’est là sans raison. Tout est planifié et mis en scène. Je suppose que c’est là encore la trace de la styliste qui est en moi, la personne qui aime voir quelque chose présenté sous une forme bien précise. Ce n’est que depuis quelques années que je me laisse davantage d’espace pour d’abord faire des choses et ensuite juger si cela fonctionne ou non.
C& : Votre travail implique souvent d’entrer en relation avec des personnes à travers le temps et l’espace – en faisant collaborer le public d’une bibliothèque dans Library of Requests (2016–en cours), par exemple, ou en vous situant par rapport aux différents personnages d’Unearthing. In Conversation (2017). Pouvez-vous nous en dire plus sur votre désir d’association dans votre travail ?
BKK : Comprendre quelle est ma propre relation avec un sujet – en commençant par moi – est essentiel. En outre, j’ai toujours considéré mon travail comme un moyen d’entrer en contact avec d’autres personnes, qu’il s’agisse du public lui-même ou des individus que je rencontre dans le cadre de mes recherches. Par le biais de ma pratique, j’initie des moments où différentes personnes se rassemblent. Quelle que soit la durée de ces moments et même si tout le monde se disperse, ils existent bel et bien. Comme je viens d’une pratique universitaire et militante, il a toujours été important pour moi de garder à l’esprit que la liberté Noire est un projet générationnel. Ces connexions à travers le temps et l’espace vont à l’encontre de l’esprit [de découverte] de Christophe Colomb et reconnaissent le réseau croissant d’idées sur lequel de nombreuses personnes travaillent en permanence.
C& : En parlant de continuités : dans votre série de photographies et de textes Naming what was once unnameable (2013–en cours), vous reliez le passé au présent et vous vous projetez également dans un futur.
BKK : Il était important pour moi de montrer comment la personne dans le temps présent actuel tient une photo d’elle-même du temps présent du passé, pour invoquer aujourd’hui ces enfants et comprendre ce qu’elles et ils savaient. L’idée du projet est partie de l’envie de savoir à quel moment les femmes* avec lesquelles je m’entretenais ont compris que la société les traitait différemment des autres. J’ai commencé à réaliser quand j’avais environ quatre ans, en maternelle. À côté des expériences que ces personnes ont partagées, il y avait toujours cette récurrence du « Mais je le savais déjà. » « Je savais comment évoluer dans cet espace. » Je voulais insister sur ce point : peut-être n’étions-nous pas capables de verbaliser ce qui se passait, mais nous avions déjà trouvé des stratégies. Et ce type de savoir nous guide jusqu’à ce jour. Aujourd’hui, dans notre temps présent actuel, nous avons les moyens de verbaliser ce qui se passe. Mais il s’agit des mêmes connaissances que celles que nous avions enfant.
C& : Oui, donc encore une fois, vous ouvrez un continuum.
BKK : Oui. Au début, je voulais juste demander aux participantes « De quoi auriez-vous eu besoin ? » – et ainsi anticiper le résultat. Mais quand j’ai commencé à écouter ce que les gens avaient envie de partager, j’ai réalisé : « Ouah, c’est beaucoup plus important. Ça pourrait vraiment être utile pour les enfants de demain ».
C& : Le temps, ses continuités et ses ruptures, joue un rôle important dans votre travail. Vous venez de mentionner le temps présent actuel. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
BKK : Notre expérience du temps est une question à laquelle je continue de réfléchir. J’ai toujours eu le sentiment que le passé n’est pas passé et que la vie des personnes Noires est fondamentalement structurée par cette condition. Certaines personnes ont le privilège de le nier ou de l’ignorer, mais pour moi, il n’existe qu’un seul grand continuum. Les personnages principaux de ma thèse, par exemple, ont la hantise de ne pas pouvoir échapper au présent. Il leur faut un certain temps pour accepter que rien ne doit être oublié, que le passé, le présent et l’avenir ne sont pas des segments nettement séparés. En effet, on leur demande de naviguer à la fois dans le présent actuel et dans le temps présent du passé. Et c’est le temps présent qui relie l’ensemble.
Belinda Kazeem-Kamiński est une artiste et une autrice dont la pratique d’investigation, fondée sur la recherche et le processus, interroge souvent les lacunes et les vides des archives et des collections. Son exposition personnelle à la Kunsthalle de Vienne sera présentée du 22 octobre au 6 mars 2022.
Janine Jembere est une artiste qui partage avec Belinda Kazeem-Kamiński un intérêt pour le son et les imaginaires Noirs. Les deux artistes ont travaillé ensemble sur une performance autour des sonorités Noires en 2017.
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